Allocution prononcée au Centre culturel Bruegel, le lundi 30 septembre 2013,
à l’invitation du collectif Thalie envolée
Pour Jacques Crickillon
&
Antoine G., Antoine M., Julie, Laurie, Laura, Maxime & Tania
I
Et toi mon cœur pourquoi bats-tu
Comme un guetteur mélancolique
J’observe la nuit et la mort
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Chers amis,
Évoquant l’histoire de la poésie, c’est-à-dire celle de l’essentiel, il y a quelques dates à côté desquelles on ne peut passer :
1. 1855, après une nuit « noire et blanche », on retrouve, pendu aux barreaux d’une grille d’accès aux égouts, le corps d’un homme hirsute, revêtu de haillons, le visage à moitié masqué par la neige de janvier. C’est Celui de Gérard de Nerval, le poète des Chimères, le prosateur des Filles du Feu et d’Aurélia. Le traducteur du Faust de Goethe et de Heine. Dans un bref texte critique, Apollinaire rappellera à son sujet cette anecdote : « Un jour, dans le jardin du Palais-Royal, on vit Gérard traînant un homard vivant au bout d’un ruban bleu. L’histoire circula dans Paris et comme ses amis s’étonnaient, il répondit :En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas… »
2. 1857, Les Fleurs du Mal paraissent. Très vite, leur père est condamné par la justice du Second Empire qui mutile le livre et la dignité de son auteur. Dix ans plus tard, le corps de Baudelaire n’est plus qu’une épave hémiplégique et aphasique. Les seules syllabes qui jaillissent encore de sa bouche sont : « Cré Nom! » Elles jugent l’époque.
3. 1870, à l’âge de 24 ans, Isidore Ducasse meurt, brûlant de fièvre, de faim et de froid, dans Paris assiégée par l’armée prussienne. Sous le nom du Comte de Lautréamont, un an auparavant, il publiait un livre sans précédent, magnifique de sauvagerie, de liberté et d’ironie : Les Chants de Maldoror. Précisons, si nécessaire, qu’aucun de ses contemporains n’en eut la moindre idée. La beauté y est définie pour la première fois de cette façon : « Il est beau […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » (Chant VI)
4. Novembre 1891, Arthur Rimbaud, amputé de la jambe gauche, décède à l’Hôpital public de Marseille. Cela fait plus de quinze ans qu’il a quitté la France et l’écriture poétique, faute d’avoir rencontré le moindre interlocuteur véritable à sa parole et à sa pensée. Une Saison en Enfer avait paru à compte d’auteur à Bruxelles en 1873. Quant aux Illuminations, commencées en 1872, mais rédigées pour l’essentiel durant les deux années suivantes, nous n’en devons la lecture qu’à quelques amis, dont Verlaine et Germain Nouveau, et nous savons que Rimbaud lui-même les griffonna sans ordre précis et sans consignes ni désir d’une éventuelle publication.
5. En 1897, sous le regard médusé du jeune Valéry, éperdu d’admiration, se déploie une œuvre poétique sans précédent dans son étalement graphique – elle simule ni plus ni moins qu’une vaste une constellation céleste – aussi bien que par la singularité de sa langue. Il s’agit du Coup de dés, de Stéphane Mallarmé. Moins d’un an plus tard, le plus révolutionnaire des écrivains décède d’un double spasme de la glotte. Il demande à sa femme et à sa fille que tous ses « papiers » soient brûlés. On estime que, de son vivant, moins d’une trentaine d’hommes et de femmes le lisaient. Quelque illustre éclairé avait du reste affirmé que sa parole et sa poésie constituaient des insultes à la langue française.
Avec le XIXème siècle, une séparation est consommée : sauf exception rarissime, la société des hommes ne se reconnaîtra plus jamais dans ses poètes. Elle élit à cette place des imposteurs rassérénants ou de faux prophètes à barbe blanche, pour bientôt, c’est-à-dire aujourd’hui, ne plus leur reconnaître la moindre place dans l’horizon de ce que représente la civilisation contemporaine.
II
À peine quelques années après la disparition de Mallarmé, dans le Paris du début du XXème, une trinité vibrante de vitalité semble refuser toutes les basses fatalités. Elle dessine dans l’air frais du soir un espace accueillant aux possibles et esquisse l’avenir de la littérature et de l’art. Picasso, Jacob, Apollinaire arpentent les rues de Montmartre ensemble. Et le futur dépend de leurs pas.
Si le peintre jouit très tôt d’un prestige à peu près inversement proportionnel à une compréhension rigoureuse de sa démarche et des enjeux que sa peinture englobe, on peut dire que Jacob, de son côté, en dépit des efforts d’un Leiris, demeure largement méconnu. Quant à Apollinaire, comme Baudelaire avec Les Fleurs du Mal, ce n’est le plus souvent qu’à un seul livre que l’on réduit son nom et la vigueur insoumise générée par une œuvre dont on ignore, tout simplement, l’ampleur.
C’est que le XXème siècle, qui n’est pas avare en révisionnismes, invente cette notion appelée à remplacer la mémoire, la connaissance, et la lecture : je veux parler de la commémoration.
La culture (au sens vague et vide du terme) remplace très vite l’amour effectif et le commerce personnel avec les livres et les œuvres ; depuis une trentaine d’années, le culturel drape du brouillard de cet adjectif toute occasion effective de revenir à un auteur ou à un créateur. Cela prendrait trop de temps, n’est-ce pas ? La médiatisation de l’événement commémoratif occupe seule l’espace. On martèle des noms, des titres pendant un an, un mois, une semaine ; après quoi, plus rien, et surtout pas le moindre sentiment que l’on dispose désormais d’un savoir réel, sinon d’un savoir accru, sur un homme ou sa création. Le culturel lui-même est aujourd’hui dépassé, ringardisé. Nous sommes à l’ère de l’événementiel : une vie et une œuvre sont placées sur le même pied qu’une cause ou qu’une idéologie vague, à charge pour nous de consommer les produits qui nous sont présentés comme étant ce qu’il y a lieu de posséder pour marquer son attachement à un artiste, un homme, un événement. On peut aussi se faire photographier en un lieu de circonstance dûment référencé afin de signaler son intérêt pour lui. En tout état de cause, enfin, on est tenu de fêter. Lire et penser, en revanche, sont devenus parfaitement dispensables et obsolètes. C’est l’incessante vendetta de l’époque contre le Temps.
III
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Chers amis,
Nous pouvons faire en sorte de renverser la vapeur. À tout moment, oui, il nous est permis de revenir à l’essentiel, même si nous ne sommes que quelques-uns à considérer que c’est la seule attitude digne. Le maquis attend. La résistance est possible. Le combat est quelquefois la seule issue, Apollinaire en a donné la preuve et a payé avec son sang.
La guerre est l’autre nom de l’amour quand à l’amour la société ne cesse de faire la guerre.
Et ainsi pouvons-nous nous emparer de cet automne (saison que le Flâneur des deux rives aimait tant), non pour commémorer le centenaire de la publication d’Alcools ainsi que le passage de son œuvre dans le domaine public, mais pour lire Apollinaire. Pour écouter ses mots et ses rythmes. Pour nous mettre à dialoguer avec lui et nous confronter à la multitude échevelée de ses idées vivantes, et dès lors nous faire les porteurs et les ardents défenseurs de la « raison solaire » auquel le poète cherchait à nous ouvrir. Mais j’ajoute aussitôt qu’il faut, pour cela, bien du courage, car nul ne saluera l’audacieux, tandis que se trouveront bruyamment applaudies ces nouvelles Parques que sont la Vulgarité, la Bêtise & la Bien Pensance. Il nous faut, oui, regarder « sans ⟨nous⟩ détourner », à l’image d’Apollinaire soldat dans la boue des tranchées. Quand la guerre et l’horreur nous encerclent, la porte du beau, de l’amour et de la poésie demeure encore et toujours ouverte. Plus que jamais. Je ne puis m’empêcher à ce point de paraphraser Hölderlin : « Là où croît le désert, croît aussi ce qui sauve. » Dans la nuit, quelques « lueurs » demeurent toujours discernables pour qui sait guetter, patiemment. Pour qui sait convertir le négatif en énergie libre.
C’est en tout cas, je le crois, je le sais, dans cette optique, que nous voilà invités ce soir à saluer Guillaume Apollinaire et à travers lui, la Poésie dont il est un des noms vivants. – la Poésie et ce qu’elle peut pour chacun d’entre nous, si nous décidons dès ce soir de nous remettre à la lire, avec cette joie que je ne manque jamais de sentir naître en moi chaque fois, notamment ,que je lis ces Lueurs extraites des Poèmes à Madeleine :
La montre est à côté de la bougie qui végète derrière un écran fait avec le fer-blanc d’un seau à confiture
Tu tiens de la main gauche le chronomètre que tu déclencheras au moment voulu
De la droite tu te tiens prêt à pointer l’alidade du triangle de visée sur les soudaines lueurs lointaines
Tu pointes cependant que tu déclenches le chronomètre et tu l’arrêtes quand tu entends l’éclatement
Tu notes l’heure et le nombre de coups le calibre la dérive le nombre de secondes écoulées entre la lueur et la détonation
Tu regardes sans te détourner tu regardes à travers l’embrasure
Les fusées dansent les bombes éclatent et les lueurs paraissent
Tandis que s’élève la simple et rude symphonie de la guerre
Ainsi dans la vie mon amour nous pointons notre coeur et notre attentive piété
Vers les lueurs inconnues et hostiles qui ornent l’horizon le peuplent et nous dirigent
Et le poète est cet observateur de la vie et il invente les lueurs innombrables des mystères qu’il faut repérer
Connaître ô Lueurs ô mon très cher amour
Je vous remercie.
© Christophe Van Rossom, 2013.
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