Dans les heures décisives où le refus s’exprime au grand jour, la parole cesse d’être le privilège de quelques-uns ; elle renonce à s’affirmer dans celui qui l’exerce pour s’effacer devant la vérité d’une parole commune qui, surgie d’un monde livré à l’assoupissement, traduit l’effervescence de la vie.
Comme une telle parole est rare, nous nous en apercevons à la surprise émerveillée qu’elle fait naître en nous : en face d’elle, nous nous sentons de trop, avec elle nous avons partie liée. Notre mutisme – qui a le sens d’une veillée pathétique – est la seule forme sous laquelle il nous appartient de nous rendre présents à l’avènement d’une force neuve, ombrageusement hostile à tout ce qui viendrait la capter et l’asservir, subordonnée à rien d’autre qu’au mouvement souverain qui la porte. Ce qui s’y révèle sur un mode beaucoup plus actif que la simple protestation romantique, c’est le rêve d’une rupture sans retour avec le monde du calcul. Il faut souligner que sa naïveté, parfois à la limite de l’enfantillage, dissimule une vérité profonde dont cette naïveté même est comme le principe et la garantie.
Elle nous parle et nous répond au cœur de nous-mêmes en ce qu’elle obéit aux règles d’une raison qui ne démord pas et que, par une sorte de renversement hardi, elle substitue à l’opération froide et calculée du langage tactique (où, à travers la parodie du sérieux, s’étalent la duplicité, la suffisance obtuse) une vivacité et un naturel désarmant ; sans égard pour un monde comprimé par les convenances et les usages – auquel, pour peu qu’il cherche à l’endoctriner ou à la mettre à son pas, elle oppose une ténacité calme, mais comme est calme la parole qui, si elle ne se retenait pas, éclaterait en un rire irrévérencieux. (Rarement, on aura mieux ri qu’en ces jours de mai… Cette humeur bon enfant où ne subsistait rien de louche, rien de maladif, en dépit des épreuves auxquelles étaient soumis les nerfs).
Parole donnée à tous, dite par tous et qui ne semble avoir été dite encore par personne – qui n’apporte sans doute ni certitude ni clarté – dont chacun use avec une abondance jamais lassée, voisine de la dilapidation – mais qui s’éclaire mieux par l’éclat de sa disparition que par la survie d’une parole écrite.
Quel que soit le discrédit dont ce mouvement est l’objet de la part de ceux qu’il offusque et dérange, et qui s’emploient déjà à lui faire expier son défi insolent – dût-il lui-même déboucher pour un temps sur le vide de la désillusion –, nous savons que demeurera intacte sa force d’ébranlement et que rien ne pourra altérer la pureté de son visage, nulle composition, nul accord avec une société qui s’abrite peureusement derrière une parole autoritaire contre laquelle s’est dressée, dans tout la soudaineté de sa fraîcheur, cette parole bouleversante sortie comme la vérité de la bouche d’un enfant.
Louis-René des Forêts
[1] Texte paru dans la revue L’Éphémère, n°6, Maeght, été 1968, et reproduit dans le volume d’hommage consacré à l’auteur, sous la direction de Jean-Benoît Puech et Dominique Rabaté, aux éditions Le Temps qu’il fait (Cahier Six-Sept), à Cognac, en février 1991.
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