Extrait de Sur la justice[1], d’Épiphane, fils de Carpocrate
En quoi consiste la Justice ? En une communauté d’égalités. Un ciel commun se déploie sur nos têtes et recouvre la terre entière de son immensité, une même nuit révèle à tous indistinctement ses étoiles, un même soleil, père de la nuit et engendreur du jour, brille dans le ciel pour tous les hommes également. Il est commun à tous, riches ou mendiants, rois ou sujets, sages ou fous, hommes libres ou esclaves. Dieu lui fait déverser sa lumière pour tous les êtres de ce monde afin qu’il soit un bien commun à tous : qui oserait vouloir s’approprier la lumière du soleil ? Ne fait-il pas pousser les plantes pour le profit commun de tous les animaux ? Ne répartit-il pas également entre tous ? Il ne fait pas croître les plantes pour tel ou tel bœuf mais pour l’espèce des bœufs, pour tel ou tel porc mais pour tous les porcs, pour telle ou telle brebis mais pour toutes les brebis. La justice, pour les animaux, est un bien qu’ils possèdent en commun.
Et tout ce qui existe et ce qui vit est soumis à cette loi de justice et d’égalité. La nourriture fut répandue pour tous les êtres vivants, indistinctement et sans privilégier aucune espèce. De même pour la génération. Il n’existe pour elle aucune loi écrite car cette loi, fatalement, serait fausse. Les animaux procréent, engendrent et s’accouplent selon les lois d’une communauté qui leur fut inculquée par la justice. Le Père du Tout a donné la vue à tous et sa seule loi fut celle de la justice, sans établir de distinction entre mâle et femelle, homme ou femme, êtres raisonnables ou êtres sans raison. Quant aux lois de ce monde, ce sont elles justement qui nous ont appris à agir contre la loi. Les lois particulières fragmentent et détruisent la communion avec la loi divine. Comment comprendre cette parole de l’apôtre : « Je n’ai connu le péché que par la loi », si ce n’est que les mots le mien, le tien sont entrés dans ce monde par les lois et que ce fut la fin de toute la communauté ? Pourtant ce que Dieu a créé, il l’a créé pour tous et en commun, vignes, céréales et tous les fruits. A-t-on vu des vignes chasser les passereaux et les voleurs ? Mais du jour où la communauté n’a plus été comprise comme une égalité et fut déformée par les lois, ce jour-là est né le voleur.
De même Dieu a créé le plaisir d’amour également pour tous les hommes et il a fait s’accoupler le mâle et la femelle pour manifester sa justice par la communauté et l’égalité des plaisirs. Mais les hommes ont renié ce par quoi ils existent et ils disent : « Que celui qui a pris une épouse la garde pour lui seul » alors que tous devraient y avoir part. (…) Dieu a mis en chaque homme un désir impétueux et puissant pour propager l’espèce et aucune loi, aucune coutume ne saurait l’exclure de ce monde car c’est Dieu qui l’a institué. Aussi la parole qui dit : « Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain », est-elle une parole absurde. Comment ce même Dieu qui a donné à l’homme le désir le lui reprendrait-il ensuite ? Mais la plus absurde de toutes les lois du monde est encore celle qui ose dire : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain », car c’est renier la communauté et se résoudre à la séparation.
[1] cité par Clément d’Alexandrie, in Jacques Lacarrière, Les Gnostiques, Albin Michel, Spiritualités vivantes, Paris, 1994, pp.105-107.
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