Avec un an de retard, j’ai appris hier soir la mort de l’un de mes premiers maîtres. Sans lui, sans le latin et le grec, dont il m’a transmis le goût rigoureux pour la justesse de la lettre, je ne serais rien de celui que je suis devenu. Dans l’athénée où il professait, je ne sache pas qu’un seul de ses collègues aurait pu m’amener à l’amour continué où je me trouve, depuis ses premières leçons, pour la langue, le savoir et la poésie des Anciens.
Que dire?
Nous avons eu la chance de l’avoir pour professeur chaque année, de la première à la rhéto. Nous avons eu la chance de l’avoir pendant deux ans entiers, pendant neuf heures par semaine, pour professeur de grec et de latin. Nous avons eu le bonheur d’apprendre. Tout savoir procède de la joie et engendre la joie.
Il fut l’exigence. Il l’aimait. Philologue sourcilleux et encyclopédiste hétéroclite, il travaillait avec passion, éditait, commentait, critiquait, quand tant de visages ne puent que l’asservissement ou la tâcheronnerie. Sont incapables de donner pour la beauté du don. Il égratignait avec le même esprit qu’il lui arrivait soudain de saluer avec sérieux.
Au-delà des connaissances propres à sa discipline, je lui dois beaucoup de ce que je suis, dans le refus comme dans l’accord, mais bien plus dans l’accord que le refus.
Il n’était pas apprécié par ses collègues – ce qui est un très bon signe. Il ne cherchait pas à plaire. Il refusait de céder aux complaisances sociales. Cela ne pardonne pas. On l’en a du reste puni.
Je dois à la recherche de l’un des premiers livres écrits par Marcel Moreau, lorsque je travaillais sur son oeuvre, d’avoir été contraint de passer quelques heures à la Royale. Lui s’y trouvait, évidemment, à la place que nous connaissions, à sa table, à l’étage, en haut, légèrement à droite, visible de l’accueil. Je ne sais comment, j’étais parvenu à le débaucher. Nous avons pris un long repas ensemble. Le premier et le dernier.
C’est étrange, je viens de donner un long cours sur la pensée d’Augustin. Nous en avions parlé. Il m’avait recommandé de ne pas perdre de vue ses Retractationes, que je ne connaissais pas. Depuis lors, j’en parle chaque année. J’insiste sur ce qu’Aurelius Augustinus met en jeu dans ces pages : ce que l’on pourrait nommer son jusqu’au-boutisme dans le goût pour la vérité nuancée. L’exactitude ne comptait pas pour peu aux yeux de Pierre Hamblenne. Nous avons aussi ri beaucoup en évoquant les « personnages », élèves autant que profs, que tous deux nous avions croisés six ans durant.
C’est la dernière fois que je l’ai vu et cela remonte à plus de dix ans, je crois.
Le Temps ne passe pas : Pierre Hamblenne l’a intégré. Nous avons un cerveau et une mémoire. Utilisons-les autrement que pour nous confire dans la vie inessentielle. Emboîtons-lui le pas dans la passion.
Il se trouve que j’ai écrit autrefois un texte qui lui est dédié dans un livre intitulé Le rire de Démocrite. On écrit pour saluer ses maîtres. Il est hautement improbable qu’il l’ait lu. Il était indispensable que je l’écrive avec lui et pour lui.
Comme Christophe, je découvre le décès de Pierre Hamblenne, homme ô combien exceptionnel. De retour de Russie, il y a trois ans, je l’ai cherché, espérant retrouver celui qui avait éveillé en nous curiosité, amour des langues classiques, passion pour l’archéologie et l’épigraphie, et passion dans tout ce que j’entreprends chaque jour. Je ne l’ai pas retrouvé et voilà que je découvre qu’il n’est plus.
Il avait été élevé chez les jésuites qu’il critiquait vivement tout en reconnaissant la précision, le savoir pour finalement reconnaître que ce qu’il était devenu, il le devait aussi à cette compagnie.
C’était un homme de savoir, mais aussi un homme de courage. Un homme, un professeur, droit dans ses bottes, qui osait braver le système et l’institution pour donner toute sa substance à l’enseignement qu’il prodiguait. Je le revois dire sans se démonter, le préfet de l’athénée Max Carter présent en classe: « il y a le programme et il y a le reste du programme, le mien! »
Seul Pierre Hamblenne pouvait nous faire découvrir Les Grenouilles et Lysistrata d’Aristophane ou nous provoquer, avec malice, du rôle d’Hélène, selon Hérodote, dans le déclenchement de la Guerre de Troie et du rôle des femmes dans les conflits en général.
Dans un autre genre, je souris en entendant, loin dans mes souvenirs, ces ‘blablabla’ gentiment moqueurs dès lors que nous n’étions pas capables d’aligner trois mots correctement ou encore en le voyant prendre des positions, physiques, incroyables pour écrire au tableau théorie grammaticale, vers, proses, etc. ses cheveux hérissés, la goutte d’eau perlant le long de ses joues, résultat d’un effort constant et d’une dévotion totale à son rôle et à ses élèves.
L’Histoire est faite de grands hommes, plus ou moins discrets, plus ou moins reconnus. J’espère que l’Histoire fera en sorte qu’on n’oublie pas Pierre Hamblenne, qu’on n’oublie pas l’homme brillant qu’il était, cet homme qui a tant donné sans attendre quoi que ce soit, cet homme qui, depuis toujours, fait partie de ces quelques personnes uniques dont j’aime parler à mes enfants et à tous ceux qui manquent de passion dans leur métier d’enseignant. Pierre Hamblenne était un exemple, il restera un exemple.
Et si les ‘bien pensants’ refusent de lui faire écho, je suis sûr que Christophe, moi-même comme beaucoup d’autres, nous saurons lui rendre toujours hommage faisant en sorte qu’il vive dans notre Mémoire et qu’en vivant, d’autres apprennent finalement, eux aussi, à le connaître et à l’apprécier, même si c’est à titre posthume.
Merci Christophe d’avoir pensé à lui et d’avoir fait que l’on puisse aussi s’associer à ton bel hommage.
David Morton