Pas à pas jusqu’au dernier, de Louis-René des Forêts, Mercure de France, Paris, 2001.
Louis-René des Forêts, qui s’est éteint le 30 décembre dernier à l’âge de 82 ans, fut l’une des plus importantes figures de la prose française du siècle dernier. Son nom était de longue date associé à une conception à la fois exigeante et discrète de l’écriture. Et au silence aussi qui le conduisit pour de durables années à poser la plume.
Musicologue, romancier, auteur de récits, poète, traducteur de Hopkins, des Forêts s’était attelé dans les vingt dernières années de sa vie, disons, à un projet autobiographique d’une allure peu commune auquel il donna le nom d’Ostinato. A ce cycle, composé de textes parus tout d’abord de façon éparse dans diverses revues, puis repris, pour l’essentiel, en un volume homonyme au Mercure de France, la mort vient de mettre des points de suspension définitifs. Pas vraiment un point, en effet, car des Forêts savait pertinemment qu’il n’achèverait pas Ostinato. Il souhaitait même qu’il en fût ainsi, indiquant peut-être de la sorte que toute œuvre qui ne se sache pas vouée à l’échec n’est guère qu’illusoire, et que la part d’informulable ou d’immémorable, pour reprendre deux de ses mots, demeure toujours majeure, si bien que croire en une forme capable de lui conférer une pose définitive relèverait de la naïveté la plus éhontée. Pas à pas jusqu’au dernier constitue donc tout à la fois son opus ultime mais aussi les derniers mots d’un cycle à jamais ouvert.
Incommensurable ce qui reste à dire
Pour autobiographique qu’il soit, Ostinato ne séduira en rien les amateurs d’anecdotes croustillantes ou de portraits de contemporains admirés ou griffés ; davantage même, on ne trouvera pour ainsi dire ici aucun aveu permettant d’accéder au cœur de la vie privée de l’auteur. Car si tout est mis en œuvre pour pénétrer en effet au plus intime d’une aventure humaine et intellectuelle, c’est en ne retenant guère du quotidien des jours que les instants qui les déchirent ou les illuminent – moments de joie extrême autant que d’indicible douleur. En outre, le travail de mémoire qui est ici à l’œuvre se porte le plus volontiers vers l’enfance et l’adolescence, qui constituent d’ailleurs pour leur part une importante clef d’entrée dans ses récits. Et ce qui intéresse l’auteur dans cette perspective, c’est de tenter de mettre en place une rhétorique de la fulgurance, apte à traduire l’éclat, la brièveté, mais la plénitude tout autant – ces moments où l’on boit à pleines gorgées au vin sombre ou léger de vie. Mais il n’est guère aisé d’y accéder à cette musique-là, si bien que, très vite, au sein même de l’œuvre un autre mouvement, réflexif celui-là – et qui court du reste jusqu’aux dernières pages de Pas à pas – va placer l’autobiographe devant les carences de la langue, devant ses écueils et ses mensonges aussi. Mouvement qui à son tour va donner lieu au déploiement d’une prose spéculative sans rivale dans la littérature du siècle passé.
Force est de constater, les lecteurs de Louis-René des Forêts le savent bien, qu’il est peu de créateurs aussi attentifs que lui autant aux failles de la parole qu’aux mirages de celui qui parle, de sorte que la circonspection à l’égard de toute forme de bavardage est extrême chez lui, mais qu’il est encore moins d’écrivains capables d’user des ressources de la syntaxe avec autant de rigueur et d’efficacité. Si des Forêts cherche sans relâche à échapper à l’inextricable bourbier des phrases en adoptant une démarche qui le conduise à parler le plus authentiquement possible, il ne croit cependant pas que jouer franc-jeu soit un gage de victoire. D’où l’intense travail critique qu’il ne cesse de livrer à l’égard de ses propres mots comme de ses propres représentations. Livrées le plus souvent sous formes de formulations étincelantes sinon chantantes dans un premier temps, elles sont également aussitôt suspectées de n’être rien d’autre qu’un vain théâtre d’apparences, dont il s’agit de désigner sans pitié les manquements. Par conséquent, rares sont les moments où l’émotion se livre de façon immédiate. Louis-René des Forêts rêva parfois d’en être capable, mais il sut toujours que son instrument y échouerait. Infailliblement.
Dès lors, c’est plus à une voix qui se cherche à travers un chant à jamais recommencé qu’à un véritable récit autobiographique que l’on a affaire dans cette entreprise peu banale. C’est davantage à des fragments de conscience qui essaient à toutes forces de lutter contre les leurres que recèle l’écriture, qu’à une suite continue d’événements relatés sur le mode d’un plat réalisme. Ce qui reste à dire, en raison de la difficulté à y parvenir, est donc bien incommensurable, en effet. Il pourrait même sembler que ce territoire-là s’apparente à ce que Bataille, après Rimbaud, appela l’Impossible, c’est-à-dire la poésie à son plus haut degré.
Comme sourit à sa mère un enfant au berceau
Mais si la langue est bien l’obstacle premier avec lequel des Forêts cherche à ruser, il sait aussi, dans ses dernières années, que la mort vient à grands pas, et que, s’il y lieu de s’y préparer et de la voir même venir à soi comme une mère souriante, il n’est pas question pour autant d’en accepter la fatalité sans se battre, avec fierté non moins que dignité. Et c’est là tout l’enjeu de ce dernier livre qui est d’autant plus fort que c’est sans crainte ni espoir que des Forêts avance vers une fin qui est toujours plus proche. Bien que ce soit sans plaisir qu’il doit se résoudre à quitter cette terre, il entend tout de même le faire avec panache, avec cette capacité souveraine qui réside dans un rire qui l’enracine encore à l’insoumission adolescente. Au refus de se conformer à l’ordre des choses. Mais de ce point de vue aussi, des Forêts se ravise. Il sait que ce rire-là n’est plus tout à fait le même, et qu’il a bien perdu de sa superbe, comme il sait, et de longue date d’ailleurs, que l’écriture, que l’art le plus accompli n’a pas pouvoir de tenir la mort à distance. Mais que peuvent encore les mots sur le seuil où il se tient ? Eh bien, peut-être, à tout le moins d’entourer d’un peu de musique claire les derniers jours d’un homme qui les aima autant qu’il s’en défia. Obstinément.
Livre des dernières heures, texte crépusculaire si l’on veut, Pas à pas jusqu’au dernier demeure surtout la preuve d’une conscience qui jusqu’au bout, et presque en ascète, se voulut rigoureuse et précise, lucide et éprise de vie. Côtoyant chaque jour un peu plus l’abîme, des Forêts aimante en effet son regard vers la lumière aussi souvent qu’il le peut. Au petit matin, la fenêtre s’ouvre sur les vocalises jubilantes des oiseaux comme autant de louanges au soleil pourvoyeur de vie, qu’on voit presque à vue d’œil prendre de la hauteur, se dégager des nuages en feu pour imposer bien avant midi sa radieuse souveraineté. Garder l’oreille tendue les yeux grands ouverts, sans se laisser distraire par rien qui assombrisse la contemplation et l’écoute paisible du monde à l’entour. Malgré le peu de temps à y vivre et cheminer parmi les dépouilles du passé, l’enfant qu’il fut, cet enfant ébloui, il l’est encore aujourd’hui.
Il n’est pas de seconde enfance, assurément, mais, Louis-René des Forêts en a apporté la preuve, il peut y avoir de la grandeur à être capable, jusqu’aux derniers instants, d’intimer le silence à tout ce qui nous dévore et nous enténèbre, pour laisser parler l’intensité même dans un éblouissement toujours premier.
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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