Abbés, de Pierre Michon, Verdier, Lagrasse, 2002.
Corps du roi, de Pierre Michon, Verdier, Lagrasse, 2002.
Avec ce mélange paradoxal d’humilité et d’orgueil qui caractérise les écrivains de sang, Pierre Michon n’écrit pas de livres. Il nous communique quelques traces fiévreuses de son désir d’en écrire. Il nous montre les plaies du combat qu’il livre contre lui-même, contre la langue, contre le monde pour y parvenir. A l’ombre de ses maîtres, à l’ombre de ses pères, il mesure ce qui les sépare de la foudre de leur style autant qu’il voit les travers par lesquels il s’approche de leur trop humaine humanité.
Lisant, Michon écrit. Ecrivant, il ne cesse de lire. Il voit la part de chair et de terreur de la création. En jetant un regard fasciné par-dessus l’épaule de quelques hautes figures qui l’habitent, il dresse déchiqueté, débraillé, décousu, le portrait de ces hommes qui ont tenté, déjà, « le texte absolu, la vérité en littérature ». Comme un chien devant un bel os, il regarde, sidéré, et feint de ne pas pouvoir, lui, l’attraper. Mais il progresse depuis assez de temps déjà dans la langue pour n’en pas connaître les plus intimes frémissements – cette hésitation, qu’il évoque dans Corps du Roi, et qui va toujours au plus juste entre la phrase qui boite et la phrase parfaite.
Le verbe vivant et le sac à merde
Dans ce recueil de cinq textes, publié conjointement avec les trois proses narratives d’Abbés par les Editions Verdier cet automne, Michon désigne la grandeur et les faiblesses du corps qui écrit, de la chair qui crée.
Une photo de Beckett, prise en 1961 par Lutfi Özkök s’avère ainsi miraculeuse car elle parvient à superposer en une image ces deux corps du roi si souvent dissociés. Flaubert, quant à lui, « notre père en misère », lui enseigne que le sérieux de la littérature tout à la fois pince le cœur et prête à rire, même et peut-être surtout lorsque l’enjeu que l’on s’est fixé consiste à donner naissance à une prose parfaite, au texte « qui fait mal et fait jouir de cette douleur, le texte qui tue. » Par conséquent, si l’écrivain est bien un saint, son auréole n’est guère que souffrance, désespoir et découragement, et son visage plus souvent masque de bois que vie heureuse.
Faulkner enfin, que révère également Pierre Bergounioux, hante Pierre Michon, qui lui avait déjà consacré de belles pages dans Trois auteurs. Méditant à nouveau une photographie, datant de 1931 celle-là, il s’interroge sur cet éléphant de la littérature. Il cherche à comprendre comment un monstre parvient à penser la monstruosité du monde. Il cherche à savoir comment un petit paysan peut se muer en icône des lettres. Il envie ce prodige. Il rêve et marmonne : « La littérature s’appelle mur de pierre. Elle ne porte pas ce nom pour tout écrivain : certains s’y ébattent comme des papillons, les livres leur sont des fleurs et non pas des briques. C’est qu’ils ne survalorisent pas les modèles, les maîtres, ils savent que les maîtres étaient de la même chair qu’eux, d’essence et de substance semblable. Ils sont des hommes, ils font des livres avec des moyens d’homme. »
Et ce constat, posé à mi-voix, comme dans l’hypnose, n’est d’ailleurs pas loin d’une autre formule qu’il lâche à propos d’Ibn Manglî, l’auteur obscur d’un traité de chasse arabe du XIIIème siècle : « Il y a deux sortes d’hommes – ceux qui subissent le destin, et ceux qui choisissent de subir le destin. »
Or, étant comme le poète auquel il consacra de si belles pages, de race inférieure de toute éternité, Michon nous livre justement de lui-même un autoportrait en dipsomane peu flatteur dans le texte qui clôt le volume, texte où il met aussi en exergue le pouvoir singulier de la poésie au cœur même de nos vies. Evoquant la récitation de La Ballade des Pendus devant le corps défunt de sa mère ou les alexandrins puissamment charpentés du Booz endormi de Hugo capables de charmer les auditoires les plus rétifs, Michon est convaincu que les poèmes « peuvent avoir cet effet, ils peuvent servir à ça, tenir dans le même coup d’œil le Big Bang et le Jugement dernier, et tout ce qui arrive entre les deux, le deuil éternel et la joie qui l’est aussi, la richesse et la misère son ombre (…) ; bouleverser les hommes en les douant fugacement de cette double vue. »
Trois contes
Ecrire, dira encore Michon, c’est vouloir toucher au sublime, vouloir tutoyer Dieu, et partager avec lui, fût-ce un moment, cette souveraine maîtrise qui permet d’atteindre à la justesse et au rythme à la fois, cette grâce si rare.
Dans Abbés, qui constituent après Maîtres et Serviteurs trois contes nouveaux, Michon nous plonge dans la période la plus inquiète d’un Moyen-Age où l’idôlatrie jouxte la violence, et où le mensonge est parfois plus révélateur que la vérité la plus pure. Autour d’un An Mil clunisien, le scribe de L’Empereur d’Occident brosse, de façon âpre et musicale, le portrait d’êtres égarés dans les méandres du corps et de la foi, soucieux de gloire autant que de jouissance, « toutes choses étant muables et proches de l’incertain », ainsi qu’il le répète dans chaque récit.
Les lieux ne sont jamais indifférents chez Michon. Menacés ou sauvages ici, ils exigent des hommes de rudes efforts pour qu’ils puissent s’y établir et à fortiori y bâtir un monastère. La terre et le travail qu’elle exige, ajoutons-le aussitôt, constituent du reste une métaphore du travail littéraire pour Michon, qui se reconnaît volontiers dans les gestes à la fois rugueux et précis de qui est contraint jour à jour de composer avec elle.
De même, nul doute qu’il se sent proche de ces hommes d’église déchirés entre le désir de Dieu et ce corps de sang frémissant qu’il habite : entre « la gloire et la chair. La gloire, qui est le don de propager le feu dans la mémoire des hommes, et la chair, qui a le don de consumer à volonté le corps dans une flamme aiguë, une foudre. »
Enfin, l’imposture rôde ici, comme dans beaucoup d’autres textes de Michon, dans bien des pages. Théodelin, le moine qui dérobe une dent à un crâne qu’on lui présente comme étant celui de Jean le Baptiste, imaginera un temps qu’il tient là un trésor qui attirera les aumônes des pèlerins vers le monastère de Saint-Michel-en-l’Herm. Mais le mensonge sera événté, empêchant que ce subterfuge focalise l’attention sur un lieu et des êtres. C’est que toujours, de façon tantôt souterraine tantôt explicite, le rêve d’une reconnaissance poursuit l’écrivain.
Cette reconnaissance, il l’a peut-être enfin gagnée. Au moins partiellement. Grâce à ce Prix Décembre qui vient de lui être décerné pour ces deux livres. Et elle est méritée, car peu d’écrivains comme lui, avec une fièvre semblable, se seront échinés à hausser leur prose au niveau de ce rythme souverain dans lequel Stéphane Mallarmé voyait l’accomplissement de toute poésie authentique. Une maîtrise née du retrait et d’un effort forcené sur les mots qui n’est d’ailleurs pas sans relation avec les retraites au désert de Théodelin. Ce moine noir à propos de qui Michon soulignait justement que « dans cette solitude venteuse la parole se recrée, trouve son centre et son point d’appui, pour au retour trancher net parmi les bavardages des moines. »
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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