A Kénalon I, de Jacques Crickillon, Le Taillis Pré, Châtelineau, 2004.
Le premier mot coûte. Une vie. / Les suivants consument. Le dernier efface, écrit Crickillon dès les premières lignes d’un nouveau livre qui s’avère lui-même le portail d’un nouveau cycle poétique. C’est dire ce que fut, depuis la parution de La Défendue en 1968, l’enjeu de toute son existence : écrire et vivre poétiquement, car les deux sont indissociables pour un poète qui a tant soit peu conscience, comme Rilke, de sa tâche. Et c’est dire aussi l’ampleur des dangers à quoi l’on s’expose, car il est devenu désormais impossible d’écrire avec son temps. Comme il l’a superbement formulé autrefois, le poète n’appartient plus. Il lui faut donc œuvrer contre, et en marge. A Kénalon I est donc rien moins que poésie de divertissement, visant aux effets et à la joliesse ; c’est un livre de combattant, le carnet de bord d’un créateur armé, flirtant sans cesse, entre beauté et risque extrême, avec la folie ou la mort. Pour les conjurer, il s’en remet bien sûr à Lorna, sa compagne de barbarie, ses lecteurs fidèles ne s’en étonneront pas. Mais il a le front aussi de parier (comme Mallarmé le fit lançant les dés au rebord du néant) sur la puissance d’un seul mot, d’un nom, pour structurer son projet et, mieux, le faire naître de ce vocable pancréator.
Après de grands livres d’ouverture sur l’univers extérieur – qu’on se rappelle seulement le lyrisme altier des Elégies d’Evolène –, Crickillon propose, avec ce nouveau cycle, l’aboutissement suprême d’une recherche d’intériorité.
Dans sa chambre d’écriture, il s’isole, fiévreusement, chaque nuit, et guette les signes d’un Verbe haut, et qui n’ait nul lien avec le monde diurne, sourd et stupide, auquel il est si souvent confronté. Survient alors quelquefois la parole essentielle, celle que Crickillon métaphorise ici sous les volutes sonores de ce nom : Kénalon. Mais Kénalon est plus qu’un nom : c’est tout à la fois la poésie et un monde qui naît, une expérience absolue et un signe d’amour. Celui qu’il n’a de cesse, depuis près de quarante ans maintenant, d’adresser, sous de multiples hétéronymes, à sa femme. Lorna, il n’est pas de nom sans ton nom. Nul poème qui ne soit ton poème, affirme-t-il ainsi.
Si la poésie s’apparente à un rite, elle est aussi, chez Crickillon, pure invention verbale, destinée par contrecoup à cravacher l’universelle médiocrité. Les images s’affoleront donc, souvent, comme ces méduses loin sur la mer irradiée comme des balises de retrouvailles pour d’antiques vaisseaux de ligne dévoyés. Mais le langage lui-même et la syntaxe ne demeureront pas en reste, car les sons et les rythmes ne comptent pas pour peu dans cette entreprise : opérant par surprise, ils jettent à terre nos habitudes et les conventions linguistiques pour produire un nouveau rapport entre sens et musique.
Entre souvenirs imaginaires et réels, c’est une vaste fresque aux allures cosmogoniques qui nous est dépeinte ici, et qui semble convoquer du reste tous les pans de la création du poète pour en forger une mythologie et une géographie neuves, inouïes, où prennent place ses parents honnis, le charme des îles Borromées, les différents quartiers de Kénalon, la fleur hémérocalle, Antonio le Baroudeur, Maître Crux le sage et le voyou Devline, des baleines stratosphériques mutantes, un caïman télépathe, les Vigilantes, et bien sûr Lorna… Rien de moins donc que la vision, pleine de souffle, d’un autre univers où puissent s’articuler les songes et les pensées de l’auteur. Crickillon ne craint d’ailleurs pas qu’on l’accuse de ne déployer là qu’une mythologie de bazar, plus proche des romans de fantasy et de science-fiction que de ce qu’on nomme communément poésie. Je suis un romancier populaire, déclare-t-il d’ailleurs volontiers, non sans provocation. Mais on le sait heureusement de plus en plus, la fantasy et la S.-F. n’apparaissent médiocres sur le plan littéraire qu’aux critiques incapables de rêver haut et de voir loin. Or, le chant somptueux qui s’élève de ces pages vise à l’altitude et à l’horizon. Il s’agit à toutes forces d’échapper à la banalité et au prosaïsme confortables dans lesquels notre société, ce merdier contemporain définitif, se plaît à nous engoncer.
Ne nous y trompons par conséquent pas : les chansons de Kénalon dont Crickillon se fait le troubadour inspiré ne sont pas une fuite. Elles constituent une contre-attaque, brillante et parfois pleine de colère, à la saleté et à la bêtise. Elles ne ronronnent d’ailleurs pas, et ne ménagent nullement les lecteurs qui les trouveraient trop ardues. Apprenez donc à lire, à lire vraiment, ou quittez mes livres, allez à la fausse fête, à vos bonnes convictions, rentrez, mais rentrez à la maison du mouton ! Mais, mieux encore, elles dessinent peut-être un chemin vers cette sagesse immorale et intempestive qu’à son meilleur la poésie peut incarner. Nous mettre enfin au monde, voilà l’enjeu caché de ce livre, comme celui de quelques grandes tentatives qui ont nom Rimbaud ou Artaud, par exemple. Nous mettre au monde, armés des instruments qui nous permettraient de le tenir à distance chaque fois qu’il nous menace, chaque fois qu’il souille la beauté. C’est-à-dire nous apprendre à aller vers le difficile et le rare, plutôt que vers la simplification et le bonheur à prix bas. Le ciel peut-être alors pourra s’ouvrir nous offrant à tout le moins la possibilité de suivre le poulpe qui perce les trous noirs avec la fulgurante lenteur de midi.
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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