- Jacques Cels, Un architecte du sens, Editions Luce Wilquin, Collection L’Oeuvre en Lumière, 2009.
Extrait de l’avant-propos de l’ouvrage
On peut légitimement redouter le pire. Dans nos sociétés occidentales, où les conforts – matériel, d’abord, et spirituel ensuite – se sont substitués à toute idée de recherche personnelle et collective d’exigence d’une vie portée à un plus haut point d’intensité, de lucidité et d’humanité réelle, les espaces de création vrais se font rares. Si le monde va mal, les médias ne cessent d’en accumuler les preuves accablantes, pourquoi en irait-il autrement de la littérature, ce miroir que l’on promène le long de la route que représente notre vie ? Confirmant les analyses d’un William Marx, dans son bel essai intitulé L’adieu à la littérature (Minuit, 2005), l’essayiste Tzvetan Todorov écrivait de son côté récemment : La littérature a un rôle vital à jouer ; mais pour cela il faut la prendre en ce sens large et fort qui a prévalu en Europe jusqu’à la fin du XIXème siècle et qui est marginalisé aujourd’hui, alors qu’est en train de triompher une conception absurdement réduite. Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les œuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. S’il n’avait pas raison, la lecture serait condamnée à disparaître à brève échéance. (Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Café Voltaire, Flammarion, Paris, 2007, p.72)
Mais qui ose encore prendre la littérature dans ce sens large et fort qui prévalut depuis les origines et pour longtemps ? Cela paraît aux yeux de beaucoup comme une démarche datée, provinciale, sinon quelque peu ridicule. A quoi bon une littérature humaniste, qui cherche du sens, dans un monde voué à l’entropie et à l’imposture ? Si l’on peut se poser la question avec, à l’esprit, les réserves ou les craintes les plus fondées, peut-être y a-t-il lieu, non moins, d’oser encore recommencer le geste de confiance. Car écrire, Jean-Michel Maulpoix en a administré une preuve retentissante, notammment dans son récit L’écrivain imaginaire, cela peut représenter une alternative aux renoncements et aux cynismes bien portés : peut-être rien de moins que de tendre la main vers autrui. La fille de Pharaon n’a aucun intérêt à recueillir le couffin de Moïse, et ses servantes ne manquent du reste pas de s’en effrayer. Mais cependant elle pose un acte, que tout complote à rendre impossible, et qui ne sera pas sans incidence sur l’avenir de l’humanité. Merci, Nicolas Poussin, de nous l’avoir si magnifiquement signifié.
En dépit d’une production surabondante, la littérature subit – depuis, disons, trois décennies au bas mot – une véritable crise. Plus de neuf dixièmes des livres qu’on peut aujourd’hui trouver sur les tables des libraires, ressemblent à des livres – mais n’en sont pas. Sur le plan de l’apparence, certes, rien ne les distingue de ce que cette notion apparemment recouvre, mais sitôt qu’on les ouvre et qu’on en parcourt quelques pages, on frissonne et bientôt un constat s’impose. Ces objets ne sont rien d’autre que des produits formatés à flatter le plus mauvais goût du jour. Plats, sans profondeur, ou alors faussement anticonformistes, trop aisément désabusés, ou encore fadement complaisants à l’égard d’eux-mêmes, à l’image de ces autofictions sans envol qui pullulent sinistrement, les romans en particulier accusent le coup d’un monde qui a choisi, sur le plan du style et des idées, le seul divertissement facile et le refus de penser. Gracq, décidément, est mort bien seul, et sans postérité, pourrait-on imaginer.
Or, il peut sembler légitime tout de même, avec lui, notamment d’exiger de la littérature qu’elle offre autre chose que le ressassement du vide, le spectacle d’un onanisme pitoyable ou la prosternation cynique ou dévote devant le nihil omnipotent. Quelques-uns estiment même qu’en elle demeurent présentes les énergies susceptibles de refonder. Ainsi, avec un Yannick Haenel aujourd’hui – pour ne citer qu’un nom –, on peut exiger d’un livre qu’il procure une expérience vitale où pensée, création d’un univers et travail du langage apparaissent comme les enjeux principaux. Or, force est d’observer que le souci de la beauté, l’exigence d’un sens, le désir d’une émotion qui ne soit pas frelatée, sont devenus denrées rares. Rares, mais néanmoins pas inexistantes.
Un livre est un monde. Il doit l’être. Et, à la lueur de ce qu’il révèle, il nous donne la possibilité de mettre nos modes de vie en cause et de les réinventer. Peut-être même doit-il parvenir à ce que nous souhaitions modifier les valeurs auxquelles, avant notre lecture, nous étions attachés. Un livre n’est pas innocent. Il représente une bombe existentielle. Mais, à l’heure où tant de bombes matérielles explosent aux quatre coins de la planète, celles qu’on semble le plus redouter sont les livres authentiques, dont on fuit la lecture, par trop dérangeante. Loin du cirque offert par les révolutionnaires de salon, une révolte, qui passe par un désir de reconstruction de soi et de réinvention des valeurs qui rendent imaginable la traversée de la vie avec dignité, doit se fomenter, se fomente. Loin de l’altermondialisation caviar et du droit-de-l’hommisme ostentatoire, une autre vision de la terre, de son usage (comme disait Nicolas Bouvier) et des relations entre les êtres humains peut s’élaborer, s’élabore. Mais dans la lenteur, et la discrétion. Dans les marges d’une production sursaturée de fruits sans saveur ni acidité salubre.
Sans en être fermement persuadé, on peut espérer qu’aux yeux de quelques auteurs et lecteurs, à tout le moins, cette volonté présente encore un intérêt.
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Ecrire sur un auteur en pleine activité est un pari risqué. Convaincu néanmoins que le rôle du critique est de s’engager sur ce terrain, l’auteur de cet essai souhaite affirmer ici qu’au sein de nos lettres francophones de Belgique, Jacques Cels a choisi son camp et s’y est établi – fût-ce dans la discrétion et le refus de la hâte – avec armes et bagages. L’auteur de cet essai est aussi persuadé que son œuvre, tôt ou tard, sera saluée comme l’une des plus complètes tentatives de poser, au sein d’un monde de plus en plus inhospitalier, les fondations d’une demeure où vivre pleinement. Cels lui apparaît en effet, en ce début de XXIème siècle, comme un audacieux architecte du sens, dont les proses, le théâtre, les essais et les romans sont susceptibles de rendre celui qui part à leur rencontre, sinon meilleur, du moins plus averti pour se guider dans ce que Marguerite Yourcenar, qu’il a admirablement commentée, nommait le labyrinthe du monde.
L’œuvre de Jacques Cels, une révolte, dans cette perspective ? Certes non, au sens où l’entendent les appointés médiatiques de la subversionnette micro-locale, mais révolte feutrée, subtile, sans tapage ni violence, ainsi qu’il définit d’ailleurs celle de Michaux. Révolte, au sens étymologique : c’est-à-dire volte-face. Bien naïfs, Lucrèce le notait déjà, ceux qui imaginent changer le monde ; bien plus clairvoyants, en revanche, ceux qui nous apprennent à le considérer autrement. Comme dans cette chanson de Brassens, interprétée par Maxime Le Forestier, que Cels aime à évoquer, Rome brûle toujours et partout. Doit-on en conclure que tout effort civilisationnel, que tout élan vers la beauté sont vains ? Doit-on s’arrêter de chanter, de créer, pour autant ? Non, répond fermement Cels avec Brassens. C’est précisément parce que le monde n’est que chaos et mal qu’il y a lieu de lui opposer de l’art et du sens, dans une dynamique, que seuls des esprits étroitement pessimistes jugeront absurde ou utopique au sens péjoratif du terme. Car là seul, Cels en est persuadé, réside la grandeur de l’homme.
Notion elle aussi du reste périmée, diront beaucoup, que cette idée d’une élévation possible de l’homme.
Et pourtant il se trouve, sans doute, que toute l’œuvre de Cels, dans un compagnonnage fidèle avec quelques penseurs de l’Antiquité, de la Renaissance ou des Lumières, n’a de cesse de vouloir profondément penser la vie et écrire dans cette perspective.
L’être humain, comme dans le beau Discours sur la dignité de l’homme, de Pic de la Mirandole, peut s’avérer autre chose que le toujours aisé ressassement de ce qui ne va pas, ou le cri de colère à jamais vain contre Dieu ou la Nature. Il peut soudain pivoter sur son axe et se rendre compte que rien n’empêche à la créature de devenir, à son tour, créateur – perspective vertigineuse propre à changer ni plus ni moins que le cours de sa vie. Ecoutons les mots inouïs que Pic de la Mirandole place en 1482 dans la bouche de Dieu : Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces par les lois établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde afin que tu puisses contempler autour de toi ce que le monde contient. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Sur ce plan, on le voit, ni Kant, ni Nietzsche, ni Sartre n’ont rien inventé. Tout est dit : nous pouvons être à chacun notre propre loi, c’est-à-dire littéralement autonomes. Et libres de faire de cette souveraineté quelque chose plutôt que rien. S’ouvre à nous à tout le moins la possibilité de cette idée que Michel Onfray emprunte à Plotin : se mettre à sculpter notre propre statue, non dans une perspective arrogante, mais dans l’optique de faire converger, en un unique projet, éthique et esthétique.
Tout est, au sens le plus étymologique, affaire de conversion, oui. Changer en consentement l’impatience, tel est le devoir du poète (Jean-Michel Maulpoix, Adieux au Poème, José Corti, Paris, 2005, p.102), écrit Jean-Michel Maulpoix qui précise plus loin : écrivain, celui qui retourne une désolation en savoir, un scepticisme en raison d’être, parfois une angoisse en ferveur (Ibid., p.133)
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Le présent essai repose sur un pari, double. Celui, bien sûr, de présenter un écrivain de style et de caractère, mais aussi de proposer au lecteur, par le biais de l’analyse d’une œuvre en cours, quelques sentiers de réflexion, quelques clefs qui permettent de l’aborder dans une perspective, disons, philosophique. Bien sûr, les livres de Cels, chargés de sens et de sensorialité, sont tout sauf des livres à thèse ; mais rien n’empêche de les considérer pour ce qu’ils sont à l’évidence : de véritables viviers, charnels, d’idées praticables et d’hypothèses originales sur les sujets humains les plus divers.
Parce que l’idée de reconnaissance, au sens le plus noble de cette expression, hante la pensée de Jacques Cels, il nous a semblé juste, pour ouvrir cet essai sur lui, de replacer, avec son accord et son amical soutien, son parcours biographique sous l’angle de la gratitude envers les êtres, amis, guides ou maîtres, qui ont permis à l’enfant, à l’adolescent puis à l’homme de devenir l’écrivain qu’il est aujourd’hui. Après quoi, une approche double et synthétique de son travail littéraire nous apparaissait indispensable. On trouvera donc un chapitre consacré aux principaux enjeux de la pensée de l’auteur, dont on verra qu’elle s’organise volontiers autour des concepts de jardin ou de cloître, ce dernier vocable entendu au sens le plus étymologique. À ce chapitre axé sur la question du sens de l’œuvre, nous avons jugé bon d’adjoindre de trop brèves considérations sur l’esthétique littéraire, affinée d’ouvrage en ouvrage, qui se déploie tout autant dans les proses que dans le théâtre ou même les essais. On y verra que la préoccupation du dessin et de la lumière l’emporte sur le goût des couleurs vives et sur le bouillonnement centrifuge.
Quatre chapitres, à caractère strictement monographique, prennent alors place, qui donnent à voir le caractère tout à la fois protéiforme et concentré de la production de l’écrivain.
L’on a choisi de réserver un premier chapitre à ce que l’on pourrait dire son entrée en littérature, dès la fin de l’adolescence. Une entrée en littérature marquée à l’évidence par de très nombreuses lectures, mais aussi par le souci de se distinguer du tout-venant littéraire par une forme extrêmement travaillée. Il proposera peut-être aux lecteurs actuels de Cels de découvrir un visage de l’auteur qu’ils ne connaissent pas. Ensuite, parce que l’activité critique a occupé (et occupe encore, quoique de façon plus secondaire aujourd’hui) une très grande place dans sa vie, on effectuera une petite promenade au sein des chantiers qu’il a éclairés de son intelligence et de sa culture : la réflexion de Georges Bataille sur la poésie, la singularité de la démarche d’Henri Michaux, mais aussi des considérations sur Dante, sur Rousseau, sur Baudelaire, sur Tolstoï ou sur Montaigne, pour ne citer que quelques-uns des écrivains qu’il sonde au moyen d’un bathyscaphe très personnel. Enfin, on aura le loisir de retrouver le grain de sa voix dans le texte court mais non sans ambition qu’il a consacré à Stefan Zweig.
À la faveur du quatrième centenaire de la mort de Montaigne, Cels, qui est l’un de ses plus attentifs lecteurs, sentait qu’il ne pouvait pas manquer cette occasion de saluer un de ses hauts maîtres. Mais au lieu d’en repasser par la critique, c’est sous la forme d’une étonnante pièce de théâtre qu’il choisit de lui rendre hommage. Nous ne pouvions par conséquent nous priver de tenter de comprendre les enjeux d’une telle démarche relative à un penseur de la Renaissance, d’autant qu’elle allait, quelques années plus tard, se voir prolongée par un nouvel opus dramatique, cette fois axé autour de la personnalité d’Erasme, figure non moins cardinale d’une époque que Jacques Cels tient à l’évidence pour l’une des grandes plaques tournantes de l’histoire de l’humanité.
Enfin, une partie plus ample consacrée à son activité de romancier se devait de figurer au cœur de cette monographie. L’on abordera ainsi, avec un souci particulier de tisser des liens entre les différents pans de l’univers d’encre et de papier mis en place par Cels, ses romans et ses nouvelles. Si des questions d’actualité s’y laissent quelquefois deviner, on pourra très vite noter que de grandes thématiques étaient des intrigues qui, à elles seules au demeurant, pourraient suffire à un premier plaisir de lecture. La question de l’amitié et de la transmission, les moyens de bâtir une aventure amoureuse durable, la construction de soi, les enjeux de la création littéraire, de la culture et de l’art dans un monde qui les boude de plus en plus, la volonté de vivre dans la plus totale immanence ou encore la quête d’un bonheur possible, sont au cœur de ces livres Et c’est essentiellement ces fils qu’avec prudence on s’efforcera de tirer.
Pour remercier le lecteur d’avoir eu la curiosité de porter un semblable regard, panoramique, sur le parcours d’un écrivain d’aujourd’hui, on l’invitera encore à porter son attention (au-delà de la partie qui rassemble quelques jugements critiques extérieurs) au cahier d’illustrations qui accompagne le volume et s’organise selon le principe d’une étoile de mer. D’autre part, on lui recommandera chaudement la lecture de l’entretien continué que l’auteur nous a accordé, ainsi que les deux textes inédits qu’il a eu la générosité de nous offrir pour ponctuer notre essai.
© Christophe Van Rossom & Editions Luce Wilquin.
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