Né en 1940, Jacques Crickillon est à ce jour l’auteur d’une trentaine de livres. Poète avant tout, il est aussi critique – les familiers de Lectures savent la qualité des œuvres qu’il recommande et la pertinence de ses commentaires – et professeur d’histoire des littératures au Conservatoire royal de Bruxelles.
Considérée dans son ensemble, son œuvre poétique et narrative prend à chaque livre nouveau un peu plus des allures d’océan. Et force est de reconnaître que voilà en effet un travail littéraire – l’un des plus importants des lettres belges de langue française de ce temps – qui possède bien des attributs océaniques : force et violence, splendeur sans fin des ressources et puissance de déferlement, profondeur aux dangers quelquefois abyssaux, soudaineté des changements de climat, faune et flore d’une incomparable richesse… Mais solitude immense aussi, que ne rachètent que quelques îles secrètes, où le poète, explorateur dans l’âme de toutes les dimensions possibles de la création artistique, ne manque pas une occasion d’aborder. Car l’un des plus grands attraits de cette poésie et de cette prose, depuis plus de trente ans maintenant, réside peut-être bien dans sa faculté suprême à nous mettre face à face avec un sentiment étrange qui tient de la révélation enthousiaste autant que du silence que commande l’entrevision d’une convulsive beauté.
Entré en poésie en 1968, avec La Défendue, un livre d’entrée de jeu salué par la critique, Jacques Crickillon posait dès les premiers mots du livre les bases de ce qui allait s’avérer sans doute le plus durable séisme affectant un territoire littéraire par ailleurs jusque-là, et en dépit de notables exceptions, fort tranquille et somme toute très routinier.
Or, à qui étaient-ils adressés ces mots, sinon à celle même qui avait donné son titre au livre : La Défendue. Celle que le paladin-poète allait s’efforcer de défendre, mais aussi d’illustrer, lui dédiant chacun de ses livres, sans exception. La femme en perpétuelle métamorphose, aimée sans réserve, au-delà de tout – et tantôt appelée Afanema, Naïma, Lorna ou plus récemment Ishtar et Nana Sumatra… – mais la poésie elle-même tout autant. Comme elle sans cesse changeante, à jamais mouvante et émouvante, pôle d’aimantation de tous les actes, manifestation la plus accomplie d’une synthèse suprême entre art et vie, à quoi tend toute une large part de la démarche de ce créateur si singulier.
Un amour plus vaste que le monde
Le poème n’est rien sans vous, sans vous, filigrane de neige. Le poème n’est rien, mais vous, Lorna de l’Our, telle il vous porte comme on porte au seuil du temple la sœur amante aux jours extrêmes de détresse. Voilà. On peut encore songer. Les mots s’en chargent, qui sont la chair du Monde, le Nombre Lorna, cette voix de sycomore au vent du jade et des lèvres de palme, cette voix – voyez aux rivages ces coquillages vides comme masques de dieux venus et de là-bas qui attendent – cette voix qui ne me quitta pas.1
La femme aimée, on le voit, est bien celle qui tout à la fois structure et porte l’œuvre ; celle qui, dans la double acception de cette expression, offre au poète un sens. Sens parce que dans une vie sans elle à la dérive, elle l’ancre au monde ; mais sens aussi, parce que c’est elle qui oriente l’œuvre et lui donne la force et les motifs de continuer à se déployer. Un sens, donc, oui, mais aussi une voix et des mots, car l’amour qu’il voue à sa femme doit également être perçu dans une perspective plus vaste : il constitue ni plus ni moins que l’énergie qui lui permet de chanter le monde et d’éprouver, en dépit de tout, une élémentaire sympathie, une compassion absolue, presque mystique quelques fois, pour toutes choses – des pierres du sentier aux petites bêtes bleues qu’elles dissimulent.
Mais si la femme aimée constitue assurément la clef de voûte d’une œuvre qui a su aborder à tous les rivages – poésie, bien sûr, mais aussi romans, récits, et même théâtre et dramatiques radiophoniques –, elle n’est pas pour autant l’unique ligne de force des livres de l’auteur de L’Indien de la Gare du Nord.
Dans un premier temps volontiers vouée à la célébration, ainsi que le note fort judicieusement Jacques De Decker, un des premiers commentateurs de l’œuvre de Crickillon et en tout cas le tout premier de ses partisans, elle évolue cependant très vite vers une dynamique éminemment personnelle qui cherche à fusionner des formes sinon des styles, que la critique ou l’histoire littéraire aiment pour leur part à compartimenter de façon bien étanche, en un seul verbe capable de recueillir toutes les inflexions de la voix poétique – de la louange à la colère, des grandes vitupérations aux méditations les plus sereines, du lyrisme le plus personnel à l’épopée cosmique…
Et c’est l’émergence alors – après les cinq premiers livres de vers, initialement publiés, entre 1968 et 1976, par André De Rache, et aujourd’hui rassemblés un beau et fort volume au Taillis Pré2 (livres au nombre desquels on peut compter les recueils aux titres éloquents L’Ombre du prince et La Guerre sainte) – d’une poésie qui appartient, on le sent bien à des années de profonde recherche, tout à la fois sur le plan esthétique et spirituel. En sont témoins des recueils de poèmes versifiés et souvent non ponctués, à l’image des premiers, mais plus ouverts, plus éclatés, comme, en 1978, Régions insoumises et Région interdite (livre auquel Ferry C., son épouse, collabore activement par de nombreux collages), puis Colonie de la Mémoire, en 1979, avant Nuit la neige et Retour à Tawani, respectivement parus en 1981 et en 1983. Or il se trouve aussi que durant ces années, pendant lesquelles Crickillon ne cesse de lire mais aussi de voyager, un désir intense semble traverser l’espace poétique dessiné par ces œuvres : celui, ni plus ni moins, de raconter. Du reste, les fameux Cinq Récits que Crickillon donnait en 1980 à Vokaer, pour figurer au sommaire de Bruxelles à mur ouvert, en constituaient un sérieux indice lui aussi. Rien de surprenant dès lors à ce que, la même année, le Prix Rossel couronnât Supra-Coronada, un volume de récits très éloignés des canons du genre. Des récits, le plus souvent très brefs, que devaient compléter bientôt ceux de Parcours 109 (1982) et de La Nuit du Seigneur (1984), ainsi que le roman intitulé Le Tueur birman (1987). On le constate, les années 80 sont donc, dans leur première moitié à tout le moins, abondamment préoccupées par une création narrative, dont on soulignera au passage l’étonnante palette de moyens et l’esthétique de la surprise qu’ils mettent en place.
Une haute alchimie poétique
On pourra peut-être s’étonner que – à l’exception notable de Babylone demain, le livre de proses inédit que La Renaissance du Livre a placé en tête du gros volume d’Oeuvres choisies de Crickillon qu’elle vient de faire paraître dans sa collection consacrée aux Maîtres de l’Imaginaire – le poète d’A visage fermé n’ait plus consacré depuis lors un seul de ses livres aux expérimentations narratives dont il était passé maître. Mais ce serait, cela, sans doute avoir lu bien mal les livres de poésie qu’il a donnés depuis 1985. Car si Crickillon ne publie plus à proprement parler de récits ou de romans depuis Le Tueur birman, c’est surtout parce qu’il est parvenu à intégrer désormais dans une langue et une forme entièrement neuves tous les degrés de l’expression littéraire. Mieux encore, avec L’Indien de la Gare du Nord, c’est à une révolution complète sur le plan formel que l’on assiste, puisque non seulement tous les genres sont convoqués, mais aussi tous les registres et tous les tons. Crickillon sans ambages (mais non sans pertinence) s’autorise dorénavant toutes les libertés au sein d’un même livre. Il va au plus vite à ce qu’il veut dire dans le moule qui lui paraît le plus spontanément apte à traduire ses fulgurances. C’est ainsi qu’il peut aussi bien chanter la douceur et la beauté de sa femme que condamner les grands déserts urbains où nous sommes cantonnés. Il peut élever une ode à la montagne aussi bien qu’isoler, en physiologue attentif à nos sociétés telles qu’elles vont mal, les cancers qui la rongent. Embrassant l’histoire des hommes et du sacré depuis la préhistoire, il est également en mesure d’adopter le point de vue d’un scorpion des millénaires à venir, s’exprimant bien après l’extinction de l’espèce humaine. Jouant des mythes anciens, il en forge également, en abondance, de nouveaux, n’hésitant pas à élaborer une véritable cosmogonie même. Et s’il aime à ironiser sur les travers des institutions et des modes qui nous engluent, il ne se tient pas pour autant lui-même hors du champ de ses sarcasmes… C’est que, du sein même du silence qui l’attire souvent irrésistiblement, et dans une proximité toujours consciente du néant qui le guette, il sait que la haute alchimie de la poésie constitue la seule réponse possible, le seul honneur. Parler, pour lui, dans cette perspective, c’est par conséquent déjouer la mort aussi bien que la bêtise et la mesquinerie, omniprésentes. C’est refuser d’acquiescer à ce qui lui paraît intolérable, c’est-à-dire presque tout ! Comme, c’est encore et toujours, rendre grâce à cette compagne de barbarie qui le sauve en permanence du naufrage.
Grand Paradis, Sphère, Neuf Royaumes, Vide et Voyageur ou Ténébrées – qui paraissent en quelques années seulement, de 1988 à 1993, pour les uns en Suisse, pour les autres en Belgique – sont autant de preuves étincelantes d’un écrivain désormais au faîte de sa maîtrise verbale. Il semble que Rimbaud, Rilke, Van Gogh, Nietzsche aient trouvé, par-delà le temps un interlocuteur à leur mesure ; davantage même une pensée amie qui soit en mesure de faire écho à leurs démarches respectives, et n’hésite pas à les saluer, de façon discrète ou explicite. Il n’est en effet que les piètres écrivains qui sont en demeure de craindre une comparaison. La vaste arche que représente déjà la poésie de Crickillon dans ces années-là a suffisamment de poids et d’originalité propre dans la forme et la langue que pour ne pas redouter ces prestigieux voisinages. Notons en outre qu’il n’est pas que la critique qui perçoive en Crickillon un auteur de premier plan, puisque l’année 1993 voit également, comme un écho aux nombreux prix littéraires que son travail lui a déjà valus, son entrée à l’Académie royale de Langue et Littérature française de Belgique.
Et c’est pourtant, semble-t-il, avec une humilité accrue, que Crickillon avance dans la nuit de la chambre d’écriture. Lucide, il se méfie avant tout de ses propres images et de ses propres valeurs, les passant et les repassant, pour les épurer, sans cesse au crible de ce qui à jamais nous dépasse : la culture véritable, cette forme de sagesse en mouvement qu’on tire du voyage, le silence aussi qui résulte d’un contact privilégié avec les grandes forces élémentaires… Il a compris que, pour que sa poésie soit pleine, il faut que lui-même ait accepté de marcher vers le Vide, afin d’en être l’authentique réceptacle. Et ce n’est sans doute pas un hasard si ces années-là voient apparaître dans ses poèmes avec une insistance fiévreuse l’idée d’un Orient, certes plus mental que réel. Crickillon a bien entendu séjourné en Extrême-Orient comme sur le continent africain ; mais l’Orient qui se fait jour dans ses textes relève davantage d’une aimantation, sinon d’une élévation, d’ordre spirituel. Peut-être les premiers pas vers un apaisement des colères qui ne cessent de renaître ; peut-être les premiers pas – à jamais premiers, Crickillon n’est pas un naïf – vers la sérénité d’une grande maturité.
Ecrivant, je suis la mémoire de ce qui demeure sans mémoire. Le survivant et le mort et le ressuscité. Rien. Un fantôme. Une illusion de fontaine, j’attends que des oiseaux viennent me boire.
Le poème est une graine déposée sur la pierre. Le vide est sa nourriture. L’Orient est sa filiation. Seul le hasard lui donnerait un sens. Mais la graine est mère du hasard. Ce qui la dépasse, elle le contient. Ce qui s’éloigne d’elle, elle l’anticipe. Ce qui la renie, elle le nomme3, explique-t-il à Tristan Sautier.
Un poète pèlerin et guerrier
C’est dans cet esprit d’apaisement et de marche vers une improbable sagesse que vont se déployer les poèmes des quatre livres qui suivent. Au reste, on pourrait le démontrer, c’est sans doute là aussi que Crickillon semble avoir accédé à la part la plus intégralement lumineuse de lui-même. Les doutes subsistent, bien sûr, et le monde n’est pas moins noir, mais la fréquentation assidue de la montagne – il faut savoir que Jacques Crickillon est un ascensionniste qui a escaladé notamment les plus hauts sommets européens – et l’amour sans bornes pour sa femme qui irrigue ses textes, paraissent avoir autorisé une parole au lyrisme plus ample, moins immédiatement court-circuité par cet art de la remise en question qui était sans relâche à l’œuvre dans ses livres précédents. Du reste, n’écrit-il pas alors, avec Ode à Lorna Lherne (1994) et Ballade de Lorna de l’Our (1996) deux des plus hauts chants d’amour de ce temps ? Qu’on relise bien, tout autant, les proses et les vers des Elégies d’Evolène et de Talisman, tous deux parus en 1995, et l’on pourra sans peine observer le plus pure lumière, comme si, enfin, le poète avait gravi sa montagne, comme s’il avait trouvé le gîte tant cherché et posé les armes.
Qu’on ne se méprenne cependant pas : il serait en effet par trop aisé d’imaginer un poète désormais assagi, sinon somnolent au coin du feu. Ce serait furieusement oublier que, pour Crickillon, le poète est avant tout un guerrier. Un Indien en rupture de ban avec une société qui s’en méfie ou le méprise. Un homme, enfin, qui a des comptes à régler avec la bassesse de tous les assis, et peut-être même avec une part obscure de lui-même, dont une enfance et une adolescence, plus crépusculaires qu’aurorales – Le Tueur birman, par exemple, y avait déjà fait allusion, comme en témoigne la terrible scène liminaire du roman !
A ce point, il s’agissait donc de dresser un bilan. Et sur la haute mer où son navire croise, le navigateur a en effet emporté un instrument lui permettant de faire le point et de se situer. L’Astrolabe, publié en 1997, ressemble furieusement à un tel objet, amorçant au surplus un pan nouveau de l’œuvre à venir : celle de l’exploration des zones les plus troubles de lui-même et du monde. Entreprise éreintante qui devait d’ailleurs donner lieu à un des recueils les plus terribles de Crickillon. Jamais en effet, comme dans Au bord des Fonderies mortes, qui paraissait l’année suivante, le poète n’était allé aussi loin dans le ressentiment et la dénonciation. Et avant tout de ses propres faiblesses, mais du manque cruel d’amour aussi, et des gouffres que paraissent avoir été ses relations avec Père et Mère. Jamais non plus son propre vertige n’avait été mis à nu avec une telle acuité. Seul, comme toujours chez lui, l’amour conserve son pouvoir de rédemption. Et il est bien nécessaire à qui paraît ainsi étranglé entre les deux mâchoires d’une sinistre pince.
On peut dès lors mieux saisir les raisons du silence relatif de Crickillon durant trois ans, car, à l’évidence, on ne sort pas indemne d’un tel livre. Il faut du temps pour récupérer, ainsi peut-être qu’un retour à cette prose de récits qu’il avait déjà investie, environ vingt ans auparavant. Babylone demain, fabuleux opéra rimbaldien qui scande, en sept étapes, un pèlerinage mystique vers la ville de toutes les origines et l’origine de toutes les mégalopoles modernes, est par conséquent moins une surprise qu’on eût pu le penser de prime abord. Il n’est pas moins étonnant que des poèmes à nouveau gonflés de lumière, d’amour apparaissent comme plus que jamais nécessaires en un moment où le poète se sent menacé. Et ce sont, ces textes-là, souverains et librement libres, tous ceux qui constituent son dernier livre en date, nouvelle Ode à sa compagne et sentiers de traverse qui mènent à Babylone : La Chanson de Nana Sumatra.
Mais ce grand voyage du Poème en marche vers lui-même n’est assurément pas terminé, car l’un de ses traits les plus aisément identifiables consiste justement à ne jamais se satisfaire des paysages qu’il a pu découvrir et des expériences qu’il a pu mener. Il demeure en effet toujours une montagne à escalader, toujours un désert à traverser, comme il y a toujours à simplifier davantage son rapport au monde pour être en mesure de mieux le dire. Nul ne doute qu’éclairé par la torche de l’amour, l’Indien n’a pas fini de bousculer nos sommeils par ses visions et par son souffle.
© Christophe Van Rossom et revue Lectures.
1 Jacques Crickillon, La Chanson de Nana Sumatra, L’Age d’Homme, Lausanne, 2001, p.32.
2 Il s’agit de la somme intitulée Cercle Afanema, Le Taillis Pré, Châtelineau, 2001.
3 L’amour, le texte (Tristan Sautier s’entretient avec Jacques Crickillon), in Jacques Crickillon, numéro d’hommage de la revue L’Arbre à Paroles, Maison de la Poésie d’Amay, janvier-février 1994, p.61.
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