Dernier royaume I, II & III : Les Ombres errantes, Sur le Jadis & Abîmes, de Pascal Quignard, Grasset, Paris, 2002.
« Celui qui écrit est celui qui cherche à dégager le gage. A désengager le langage. A rompre le dialogue. A désubordonner la domestication. A s’extraire de la fratrie et de la patrie. A délier toute religion », écrit Pascal Quignard dans Les Ombres errantes, qui ouvrent un nouveau et ultime cycle dans son œuvre. Il faut entendre ces mots de façon radicale – comme un programme, ou comme une règle de vie et d’art. S’étant depuis quelques années dégagé entre autres de toute responsabilité éditoriale ou professionnelle, Quignard s’est retiré. Pour s’offir ce luxe suprême d’enfin un repos, dans un coin esseulé, avec des livres. Pour se bâtir l’ermitage athée et lettré dont il rêve. Pour disposer enfin, à l’instar d’un Montaigne, de cette liberté ouverte et incertaine induite par une pensée qui va sans dogme ni chemin là où la lecture ou la réflexion la conduisent. Sans souci d’aboutir.
Là est le dernier royaume qu’il entend bien investir. Dernier royaume qui est tout autant notre vie entière, après qu’on fut expulsé, dans la douleur et le cri, du ventre maternel. Car le premier royaume, l’éden amniotique – sans souffrance, sans langage – est quant à lui à jamais perdu. Sa perte fondatrice signe notre entrée dans le monde sonore et la théorie des assujettissements qui en résultent. Monde dont il s’agit bien, pour Quignard, de chercher à toutes forces à s’extraire, pied à pied.
Un ermitage athée et lettré
Trois grands axes paraissent guider cet inachevable projet : une relation privilégiée à certains auteurs tenus dans les marges et dont il a plaisir à exhumer et à défendre l’originalité des vues ; une relation au monde, qui se traduit, comme on l’aura compris, par un retrait absolu vis-à-vis de tout engagement socio-professionnel sinon familial ; une relation enfin au temps comme abîme, et en particulier aux êtres et aux événements fondateurs, originaires, qui s’inscrivent tous dans une perspective vertigineuse, qu’il nomme le jadis.
Car, si ces livres prolongent bien davantage les Petits Traités ou Vie secrète qu’ils ne constituent une rupture franche dans l’œuvre, ce qui frappe ici, c’est l’insistance avec laquelle Quignard revient sur sa fascination pour le perdu – et pour le gouffre creusé par les découvertes du siècle passé dans l’histoire de la terre et de l’espèce humaine. Jamais en effet, nous explique-t-il la profondeur du passé n’a été si intense et si éclatante. Jamais au fond, nous n’avons disposé d’autant de sources, de documents, de reproductions nous dévoilant dans autant de langues et de cultures des trésors à investir. Jamais comme aujourd’hui la distance ne s’était à ce point creusée entre nous et ce qui est à notre origine même. D’où également chez Quignard cette fascination pour les fresques préhistoriques ou pour les mythes les plus anciens de l’humanité. D’où sa curiosité pour les savoirs ethnologiques et anthropologiques voire pour l’éthologie. D’où son affection pour les Inuit.
S’installe, dans ces pages que Quignard annonce proprement interminables, une fièvre désirante et savante, instinctive et raffinée tout à la fois, tout en quête de ce perdu dont elles ne cessent d’exhumer d’éclatants fragments par le biais, principalement d’un travail de lecture infini lui-même. Activité éminemment suspecte car asociale lorsqu’elle est menée avec une telle radicalité, d’autant plus qu’elle contraint l’être à une solitude et un silence, qui peuvent effrayer. Ainsi se trouve-t-on devant ces pages avec le même sentiment sans doute qui put envahir les découvreurs de Lascaux ou de Chauvet : une hébétude fascinée devant l’art à la fois le plus dépouillé, le plus nu, le plus abrupt, mais l’expression aussi bien d’une expérience complexe et érudite, née d’un considérable effort de maturation. Et sensation aussi d’avoir affaire à une aventure totalement propre, parfaitement inconfondible avec une autre écriture ou une autre pensée. Comme Montaigne, Quignard prévient d’ailleurs son lecteur qu’il ne trouvera là que divagations, spéculations et observations à caractère si personnels qu’ils ne sont guère susceptibles, par conséquent, d’intéresser que de monde sinon quelques amis. « On ne peut rien bâtir sur ce que j’écris », souligne-t-il à cet égard, pour avouer ailleurs : « Je laisse la langue où je suis avancer ses vestiges et ces derniers se mêlent aux lectures et aux rêves. ». Mais c’est là une ruse de guerre, car il faut savoir que, comme Descartes, Quignard avance masqué. On lira avec profit à ce sujet la petite vie imaginaire de Sofiius, secrétaire du dernier roi des Romains, qui clôt Les Ombres errantes.
Ouvrant par-delà le temps et l’espace un dialogue avec les auteurs qu’il admire et qui sont ses maîtres – Marc-Aurèle, La Fontaine, Bataille, Tanizaki, le Pogge mais aussi Gorgias, Kong-souen Long, Latron, l’abbé Kenkô ou Albucius –, Quignard entre en effet en guerre contre notre temps inculte, technolâtre et mercantile, hyper-américanisé. Contre un monde dont il sent bien qu’il peut à tout moment basculer dans la barbarie : « Nous vivons en 1571. Une atmosphère de Saint-Barthélémy hante les banlieues. Les guerres de religion recommencent. La démocratie est une féroce religion protestante. L’Islam est une terrible religion sexuelle. Il n’y a jamais eu autant de mythes, de concurrences de mythes durant l’histoire humaine, que maintenant : Femme divinisée. Mort adorée. Démocratie plus violente et plus inégalitaire qu’au Temps de Périclès. Guerre du sujet contre lui-même dans la névrose qui n’est que le récit secret de l’assujettissement. Fétichisme technicien. Jeunisme grégaire sauvage. Pis que sauvage : dédomestiqué, psychotique. »
On comprend mieux pourquoi Quignard, après le dangereux Saint-Cyran, voit avec autant d’insistance, comme une solution praticable, la constitution d’une société de solitaires, capables de voir, non sans effroi, l’abîme que nous représentons et l’imposture de nos sociétés, et en tirer les justes conséquences, au premier chef desquelles le retrait et l’exigence, rare, de penser en marge. « L’indépendance d’esprit, sur cinquante mille ans de guerre perpétuelle, est une grâce sans cause. »
Une fascination pour le perdu
On saisit mieux aussi les enjeux de sa quête du perdu, de son attirance pour le jadis. Car ils incarnent à ses yeux le pôle positif de notre rapport au monde. Confiant au langage le soin de tenter de traduire leur éclat, d’abriter leur souvenir, Quignard ne se livre en réalité qu’à une seule activité : l’écriture pure. Qu’est-ce qu’un écrivain, dans cette perspective ? Un homme qui s’est extrait au maximum des contraintes et qui contemple le Temps, découvrant dans le Jadis des trésors de beauté ou de pensée singulière qui peuvent arracher des larmes des yeux. Au fond, dans la forêt du temps, il est le chasseur qui traque le fauve du perdu. De la sorte, le perdu n’est plus seulement une quête : il devient un moteur, une puissante source d’énergie pour l’écriture. Et ce qui se révèle, dans cette chasse enfiévrée, ce n’est peut-être rien d’autre que le plus essentiel de la vie même. Pascal Quignard écrit : « Un présent intense est du jadis vivant. ».
Or il se trouve que cette écriture-là, celle à même de faire scintiller le jadis, a elle aussi ses exigences. Elle est, dans des pages parfois hallucinantes, une rhétorique étymologique âpre et abrupte. Elle décale toutes les certitudes, toutes les habitudes. Elle angoisse souvent, mais ne manque pour autant pas d’ironie – ce qu’on a trop peu noté, me semble-t-il. Erudite, elle confie au savoir le soin de procurer le vertige, de remettre en cause ce que l’on imaginait acquis. La terre tremble souvent dans les pages de Quignard, dévoilant à travers les failles une intensité que notre vision asservie au présent nous empêchait de considérer jusque-là.
Dans Dernier royaume, l’écrivain livre comme jamais son portrait. C’est celui d’un peintre chaman des origines qui s’est retiré dans un réseau de grottes sombres où il peint les figures qui le hante.
Le temps, le secret, la mort, le sexe, l’art, la nature, le silence, l’acte et la scène qui nous font, le perdu, le jadis sont ses domaines. L’enquête étymologique, biographique, mythique, ethnologique, anthropologique, zoologique sont ses instruments. Les sources peu frayées, la spéculation et la sophistique constituent sa griffe. Pascal Quignard est un passeur. Il transmet, dans l’adversité : « Chaque époque laisse ruisseler le jadis, le non-humain, la tradition en passe d’être oubliée par les héritiers, inconsistante aux yeux du pouvoir en place, omise dans l’inertie ressassante, inconsciente dans l’humanité fascinée. / L’ennemi ne cessera jamais de triompher. La mort de s’accroître. Ce qui doit être transmis est le Perdu. » Pour y parvenir, il murmure dans la nuit. Il marmotte dans le rêve. « Ce qui s’est passé, disent les chamans de Sibérie, doit être maintenu dans un état de demi-rêve. Si nous désirons saisir l’attention des chasseurs qui écoutent, si nous souhaitons que ce que nous voulons dire s’inscrive dans leur mémoire, il faut parler bas. »
Un grand écrivain habite la transe du langage. Il ressasse ce qui le fascine. Il revisite les mots, les irriguant de ses hantises et de ses désirs. Il redéfinit les catégories qui rendent la vie possible. Il dresse des listes. Racontant, reprenant des légendes, réinventant l’histoire, la littérature et la pensée, il redessine le monde sur des parois rugueuses. Il désigne des grottes sauvages et des jardins peu frayés, cherchant à y établir un ermitage où se délivrer de ses chaînes. Ce sont là, parmi d’autres, des raisons qui devraient pousser le vrai lecteur à ouvrir les portes de ce Dernier royaume qui nous est révélé par Quignard.
© Christophe Van Rossom et Le Mensuel littéraire et poétique.
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