Louis-René des Forêts, … ainsi qu’il en va d’un cahier de brouillon plein de ratures et d’ajouts…, Ostinato, fragments inédits accompagnés de vingt-quatre dessins originaux de Farhad Ostovani, William Blake & Co. Edit., Bordeaux, 2002.
A l’origine : un projet. Celui des Editions William Blake & co. de réunir au sein d’un même volume des dessins du peintre Farhad Ostovani, déjà salué par Yves Bonnefoy, et un texte de Louis-René des Forêts. Malheureusement, le décès de l’écrivain devait empêcher de le mener à bien. Sous un titre qui évoque à merveille l’humilité et le rythme de l’écriture de des Forêts, on trouvera néanmoins ici, un bien bel ensemble puisque y dialoguent des fragments inédits du grand œuvre de l’auteur de La Chambre des Enfants et des croquis de d’un mûrier, tout vibrants de la sève même de la vie, signés par Ostovani. Au plaisir de la lecture s’ajoute ainsi l’émotion de suivre un grand artiste d’aujourd’hui dans une quête qui n’a décidément rien à voir avec une affirmation péremptoire de plus de mirages formels qui s’enchantent de leurs propres virtualités.
Que cette façon de dessiner ait pu trouver grâce aux yeux de Louis-René des Forêts n’est guère étonnant. On sait en effet maintenant que la lecture qu’a donnée d’une part de son œuvre Maurice Blanchot est loin d’être unique. S’il a pu dénoncer (mais certes pas incarner) la parole vaine en un moment de son œuvre que représente la crise métaphorisée dans son récit Le Bavard, c’est vrai, il n’en a pas moins, tout au long de l’entreprise infinie que supposa la rédaction d’Ostinato, tenté de combattre précisément tout ce qui, en lui et hors de lui, dans le langage et hors du langage, pouvait entraver une écriture tournée vers le souci de traduire l’éclat même de la vie.
Traduire l’éclat même de la vie
Les fragments posthumes que révèlent les Editions William Blake & co. doivent se lire dans cette optique-là. Car ils témoignent tous du souci d’un homme qui, bien qu’arrivé dans une grande maturité, demeure à jamais animé tout à la fois par « la radieuse énergie » de l’enfant et de l’adolescent qu’il fut, et une lucidité parfois cruelle qui lui intime de ne concéder aucune facilité, aucun mensonge. De façon bouleversante, ils indiquent le seul credo, toute analyse faite, auquel il puisse adhérer, ayant refusé de céder aux sirènes du cynisme et de l’absurde : celui, paradoxal, d’une fièvre passionnée pour la vie dans le temps même où celle-ci se dérobe peu à peu et le rapproche de la fin. « Toutes voiles déployées, où qu’il aille, la passion d’explorer, l’appétit de découvrir avec l’espoir d’une nouvelle naissance, mais si lente à venir qu’il ne sera bientôt plus temps qu’elle se produise, le comble du paradoxe étant que cette quête sans répit de l’introuvable, passé l’âge des illusions, n’a de sens qu’en raison de son absurdité. », avance par exemple l’auteur dès les premiers mots du livre.
Mais les séquences inédites que l’on pourra découvrir sont également toutes porteuses du motif récurrent d’Ostinato, qui est aussi l’un des plus grands livres de la mémoire du siècle passé. Il s’agit bien en effet, pour des Forêts, qui n’ignore nullement cheminer à deux pas de la tombe, de « tenir la mort en respect » jusqu’au dernier moment tout en exerçant le plus rigoureux contrôle sur lui-même. Braconnant « dans les bois touffus de la mémoire », il invente une forme d’introspection qui fore profondément dans les strates d’une existence pour en extraire la quintessence, légère, elle, comme un rire d’enfant. Ainsi nous est-il proposé d’assister çà et là à une métamorphose, provisoire, à laquelle seule l’écriture, lorsqu’elle accède à cette altitude, peut conduire : « redevenir cet enfant pour qui le jeu était une affaire sérieuse jusque dans les moments de vacuité où il gémissait de ne savoir plus à quoi jouer. » Métamorphose provisoire et anarchique tout autant, puisque les moments du passé vers lesquels elle mène n’ont ici forcément pas le même lié que dans une somme telle que La Recherche du Temps perdu. Là où Proust cherche la matérialisation de la durée, des Forêts n’entend être en quête que de l’intensité, logiquement fulgurante et éphémère.
Or, donner ses chances à l’écriture de traduire une semblable expérience, c’est aussi réfléchir à chaque instant à la manière dont on va user de mots, c’est considérer leurs limites comme avoir la force de se défier de leur capacité innée à nous faire basculer dans le fantasme et le rêve. Et, rappelons-le, Ostinato est en ce sens une magistrale leçon d’écriture où un écrivain choisit de partager avec son lecteur une expérience, bien entendu, mais aussi, sans dissimulation, les choix qui lui sont proposés, les écueils auquel il est confronté en permanence et les décisions qu’il doit prendre pour que son verbe s’élève au degré de vérité nécessaire pour dire l’éclat et la brûlure. Pour chanter la violence même du sentiment d’être vivant sur une terre belle lorsqu’on a appris à la regarder autrement que comme un objet de prédation.
Une magistrale leçon d’écriture
En outre, des Forêts porte sur son travail un regard suffisamment exigeant que pour mesurer toutes ses insuffisances sinon sa prétention, si bien qu’il ne faudrait pas imaginer que c’est en Orphée vainqueur qu’il se présente. Au fond, il a la modestie de penser que tout travail littéraire du genre qu’il entrepris, si hautes soient ses intentions et si superbe puisse être sa forme, n’est jamais qu’une espèce de loterie sur laquelle l’écrivain lui-même n’a guère d’emprise. « Nul ne saura jamais ce que gagne ou perd une existence à être réactualisée par les mots, moins que tout autre celui qui fait la part belle à l’invention langagière dont il s’étonne le premier qu’elle ait besoin pour prendre corps et, chose plus stupéfiante, affirmer son authenticité. »
Affirmant cela, des Forêts met le doigt sur le paradoxe le plus fondamental qui soit à la racine même de l’acte créateur : cette idée que, pour avoir le sentiment d’éprouver dans sa plénitude ce que l’on a vécu, il faut écrire, alors même que, ce faisant, on s’éloigne du cœur même de la vie en s’aventurant dans le maquis de la phrase et des formules. Or voilà qui peut donner le vertige, sinon mener au silence. On sait qu’il marqua un long moment de la vie de Louis-René des Forêts. C’est qu’à toutes les difficultés évoquées déjà, un obstacle plus radical vient encore s’ajouter aux conditions même d’un travail d’écriture authentique. Il faut en effet sans cesse lutter contre l’ange sombre qui nous murmure que cette démarche est absurde justement, et qu’il vaudrait peut-être mieux poser la plume une fois pour toutes. Ces fragments nous le rappellent, cette voix, Louis-René des forêts l’a entendue souvent et, tout d’abord, dans les heures où, précisément, il portait un regard critique sur ses livres et sur le projet en cours plus particulièrement.
A un moment où tant de prétendus écrivains ne sont guère à l’écoute que de l’écœurant clapotement de leurs pas sur les trottoirs de la mode ou du mauvais goût, persuadés déjà que l’inconsistance qui leur tient lieu de pensée ou la fadeur consensuelle qu’ils appellent style leur assurera succès sinon gloire auprès de lecteurs heureux de saluer ce qui les conforte dans leur étroitesse plutôt que ce qui vaut, une voix comme celle qui est à l’œuvre ici doit être reçue comme une bénédiction. Parce qu’elle a le courage de proposer une autre vision de la littérature et de l’art que celle qui, avec plus d’insolence chaque jour, domine crânement les présentoirs des librairies sans savoir qu’elle appartient déjà et depuis toujours à la poussière des rayonnages de la bibliothèque de la vanité et de la vacuité. « Ceci n’est pas un chant, mais un ouragan qui remue le cœur et l’esprit en un concert de notes discordantes, qu’il faut entendre comme une matière en fermentation à la recherche tumultueuse de sa forme dont rien ne dit qu’une fois prise elle aura une vertu apaisante ni qu’elle en sera pour autant arrêtée, ainsi qu’il en va d’un cahier de brouillon, plein de ratures et d’ajouts, que le scripteur surpris par la mort eût laissé ouvert sur la page inachevée. »
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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