La Voix sans repos, de Jean-Paul Goux, Esprits Libres, Editions du Rocher, Monaco, 2002.
Il existe deux sortes d’écrivains : ceux qu’on ne lit guère qu’aujourd’hui et ceux qu’on lira dans longtemps encore. L’évidence est éclatante que Jean-Paul Goux appartient d’ores et déjà à la seconde de ces sphères. Une voix à nulle autre pareille nous y parle le langage qu’elle s’est inventée, au fil des livres, selon le rythme qu’y imprime sa si éblouissante syntaxe. « La voix n’est pas seulement une métaphore de la pulsion, elle est, comme le rythme dans l’œuvre écrite, entre corps et langage. La prose rencontre la voix, cette voix jamais ouïe qui est la voix de la prose. » Chacun des livres d’un écrivain de cette qualité est une fête, quelle qu’en soit la forme. Et s’il n’entend guère leur prêter d’importance réelle au regard du travail romanesque, ses livres de réflexion sur la littérature – un remarquable essai sur Julien Gracq, mais surtout sa Fabrique du Continu déjà – ne comptent pas pour peu. Car, si on veut bien les lire pour ce qu’ils sont aussi, sinon surtout, on se rend compte alors qu’ils constituent rien de moins que le laboratoire de sa pensée et de son art.
Les textes brefs que rassemble aujourd’hui le volume paru sous le titre La Voix sans repos reprennent, pour leur majorité, des réflexions déjà parues en revues depuis une bonne vingtaine d’années. Ils s’organisent autour de deux parties : Les intercesseurs, où Goux examine soit un aspect particulier de la poétique d’un écrivain soit le rapport personnel qu’il entretient, en tant que lecteur et en tant que romancier avec une œuvre ; et La prose du roman, dans laquelle il revient sur les idées théorisées dans La Fabrique du Continu.
L’invention de la voix
Examinant dans un premier temps les figures et les ambitions de Kleist et du Tasse, la maîtrise des flux mémoriels chez Chateaubriand, la virtuosité du legato chez Flaubert, l’énergie qui circule dans les romans de Balzac, la faculté à conférer densité à la prose chez Gracq ou Lautréamont, ou encore l’émotion que suscite le travail sur la pâte temporelle chez Jean Thibaudeau, Jean-Paul Goux épingle, chez chacun de ces écrivains, leur apport à une prose digne de ce nom : le souci de remailler l’épars du temps et le discontinu de nos vies, la création d’une énergie particulière (qui doit non seulement circuler entre l’œuvre et l’auteur mais également se communiquer au lecteur), l’élaboration enfin d’une voix propre inconfondible, qui fasse entendre la force la plus secrète de l’art romanesque. Car, il faut y insister, et Goux ne s’en prive pas d’ailleurs : erronée serait toute hiérarchie plaçant la poésie, dans l’ordre de l’exigence, au-dessus du roman. Le véritable écrivain de prose à ses yeux, depuis, disons, Flaubert, ne porte pas une attention moindre aux mots et à leur musique que le poète.
Quand l’ambition rivalise avec celle d’un Kleist, l’échec même peut apparaître comme la mesure de l’art. C’est que l’œuvre, dévorante, est alors, au-delà des enjeux littéraires, tout en y renvoyant dans le même temps, le cœur même de la vie. « L’œuvre est tout, elle devrait résoudre la question de l’existence, du fait de vivre ; le désastre de la vie est fondé sur cette aspiration à une œuvre absolue, susceptible d’être à la fois un objet indépendant de la vie, la pensée du rapport qu’il entretient avec la vie et l’aliment de ce qui l’alimente. L’œuvre idéale qui permettrait de se donner la gloire, de son vivant, dans la vie, serait celle qui accomplirait la vie sans pour autant la nier dans le même mouvement : la possibilité même de vivre est l’enjeu de l’œuvre, de même que la possibilité de l’œuvre est l’enjeu de la vie. Comment écrire, et vivre quand même ? Comment vivre, et écrire quand même ? »
A n’en point douter, ces mots renvoient aussi au dessein propre du travail de Jean-Paul Goux. Un projet qui mise tout, on l’aura compris, sur la prose romanesque. Et un choix esthétique qui est une réaction au vertige métaphysique que l’on peut éprouver devant le chaos de nos vies aussi bien que devant la puissance morcelante du temps. Ce qu’il indique à propos de Lautréamont et de Gracq synthétise d’ailleurs clairement cette idée, au point que ces formules pourraient tenir lieu de portique à sa poétique romanesque : « Le domaine d’Argol et de Maldoror, c’est celui où règne le roman : celui du continu. Non pas le discontinu du « mouvement moderne » – Lautréamont est l’anti-Rimbaud -, non pas le clivé, le heurté, le staccato, l’instantané, l’irréversible, l’hétérogène, le désordre, le lacunaire, le multiple, le fragment, mais l’enchaînement, la suite, l’interconnexion, le phrasé, le legato, la durée, le réversible, l’épaisseur, la totalité, l’unité. Le roman fabrique du temps continu : il ne mime pas le discontinu du temps existentiel. L’exigence « moderne » n’est pas nécessairement où on l’a mise, où l’on a cru la trouver. Le roman impose une forme : c’est l’expérience existentielle de la discontinuité qui fait ainsi désirer une esthétique de la continuité. »
La prose romanesque, plus que jamais
Et voilà qui, non moins que la poésie, souligne avec insistance Goux, suppose un travail considérable de la prose qu’explore la seconde partie de son essai. Les questions que soulèvent sa vision d’une prose continue y revêtent quatre formes : la rêverie, tout d’abord, qui file la métaphore d’une main lieuse ; le conflit qui oppose écriture de prose à écriture poétique, ensuite ; la matérialité même du texte tel qu’il se présente à l’état manuscrit ; la chronologie et les enjeux de l’œuvre, enfin, photographiés comme l’auteur les perçoit aujourd’hui.
Qu’en retenir ? Eh bien, que Goux se sent avant tout et viscéralement romancier, et qu’il entend bien défendre les spécificités et la beauté de cet art du temps qu’il exerce ! Dans la foulée de son précédent essai, il montre comment l’ordre du livre permet de battre en brèche le désordre du monde. Soulignant le vide en matière de réflexion sur la prose romanesque, il rappelle en outre que cette dernière n’est pas une mais multiple. S’il est conscient de ne pas épuiser toute la richesse d’une matière encore en friche, il parvient cependant, avec un réel talent pédagogique, à rendre compte de la façon du triple défi qu’a à relever un roman reposant sur la prose continue, puisqu’il lui appartient tout à la fois de rendre sensible l’épaisseur du temps et de jouer de toutes les ressources de la temporalité, pour parvenir en réalité, sur le plan métaphysique, à lutter contre l’oubli, la vieillesse, et l’éparpillement qu’il engendre fatalement.
En ce sens, tout vrai roman n’est autre qu’une puissante fabrique. Une fabrique qui produit conjointement des liaisons entre ce qui est épars, un mouvement sinon une énergie propre qui contribue à rendre nos vies ici-bas plus riches et plus profondes, mais aussi, par la densité qu’il autorise, un accroissement de notre conscience de l’épaisseur temporelle. En outre, par l’attention qu’il accorde à la syntaxe, le roman permet la création d’un rythme proprement inouï, lequel est à l’origine de la voix sans repos et sans bruit qui sourd alors. –Mais cette voix, que l’on entend lorsqu’on lit les grands romans, résulte aussi, chez Goux, de la structure polyphonique qu’il a privilégiée depuis sa Trilogie des Champs de Fouille. Rappelons qu’il y confrontait, en un flux de paroles silencieuses, les champs de conscience de ses personnages. Or voilà une autre ambition encore et qui n’a rien d’accessoire, puisqu’il s’agit de parvenir à faire parler, par l’écriture, tout ensemble, mais de façon cette fois ordonnée, les pensées, les rêveries, les sensations comme les émotions qui nous traversent en permanence de façon anarchique dans nos existences sans qu’on soit alors le moins du monde capable de les formuler. « J’aimerais représenter ce qui existe et qui pourtant ne se touche, ne se voit ni ne s’entend, ce que la littérature seule peut atteindre. »
On le voit, l’art romanesque de la prose selon Goux répond aux vœux d’un art total sinon totalitaire. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que, dans les dernières pages de son essai, il le définisse comme un art despotique. Que ce façonneur de phrases-paysages soit séduit par la figure de l’anamorphose, ainsi qu’en témoignent ses somptueux Jardins de Morgante, est significatif à cet égard. Car l’anamorphose est l’art même du suspens et de la fascination : jouant avec nos sens, les obligeant à s’exercer de façon plus affûtée, elle ne livre son mystère qu’à qui fait l’effort de la considérer suffisamment longtemps pour pouvoir se placer dans l’angle secret qui lui découvrira alors, dans la stupéfaction, et la rigueur de son architecture et l’envoûtante puissance de sa beauté.
© Christophe Van Rossom et Le Mensuel littéraire & poétique.
Votre commentaire