Le monde est vicieux,
Tu dis ? Tu t’étonnes ?
Vis ! et laisse au feu
L’obscure infortune…
Arthur Rimbaud, Age d’Or
Au nom de qui ou de quoi devrais-je aimer ceux qui se mirent dans l’abîme?
Ceci est rien moins qu’une déclaration d’intention cynique.
Quelques cailloux suffisent pour fonder.
Je laisse la résignation aux malvoyants et aux lâches. Aux collabos, j’abandonne le compromis avec l’époque. La sociabilité sent souvent le renoncement. L’agenouillement n’est pas la gymnastique que je prise et le rampement ne me paraît pas un mode de déplacement propice. Mes crachats vont au visage de ceux qui désignent le cœur autant que son absence.
J’aimerais un jour que l’on m’explique en quoi la compassion est un progrès humain. Ni la religion ni la société ne constituent des réponses. Vivre est l’unique salut. Nous payons notre incapacité à repenser le sacré du retour hideux du religieux. Le nihilisme est la myopie particulière qui signe notre époque. Tout confort comporte un prix exorbitant.
La liberté est le seul graal que je sache. Je m’étonne qu’étant libres, comme on nous fait savoir en permanence qu’on l’est, on se sente si malheureux, si misérable, si écrasé. Peut-être est-ce parce que le graal est une quête sans fin. Ce n’est pas la mort de Chrétien qui a interrompu la rédaction de son Perceval. Il n’est pas de secret caché depuis l’aube, il n’y a que notre peu de désir. Si les tyrans faisaient grève, leurs revendications seraient tôt reconnues et avec soulagement. Nous n’aimons pas la liberté, faute d’en connaître l’usage.
L’on commente volontiers Nietzsche, l’on se proclame avec force nietzschéen, mais qui se dresse pour vivre l’enseignement de Zarathoustra ? La parole vaine va. L’universel reportage croît de façon exponentielle. On communique ; l’on délivre des messages. Depuis quand le slogan a-t-il à ce point commencé à recouvrir la vie ? Depuis quand la volonté de reprendre ce que l’on nous a pris est-elle devenue criminelle ?
Le cœur est un article de triperie qui fait la joie des animaux domestiques. Je vis au pays enchanté de limaces d’élevage frétillant à l’idée de gober des salades. La fête domine. Nos corps sont revêtus jour après jour de confettis colorés et l’on s’en félicite. Ce que l’on nomme salaire est le prix de notre silence.
Pourquoi tant désirent-ils si obstinément être pris en charge? Le mot vent, le mot large, sont-ils à ce point devenus obscurs ? Les adolescents bâillent lorsque l’on évoque devant eux la geste de Rimbaud. Les premiers mots du grand traité de La Boétie ne sont toujours pas lus. Ubu règne. Tartuffe a ses entrées partout. La machine à décerveler occupe tout l’espace. L’on tète avec gourmandise aux mamelles de la fadeur et du faux. Parce que cela pourrait être pire, parce que c’est pire ailleurs, l’on consent avec gratitude à la mise sous tutelle. Seul un fou oserait avancer que le Danemark est une prison.
On ne peut penser qu’à l’écart du groupe. Or, le groupe déteste l’écart et la pensée. Aller avant est intolérable : il est impérieux de stagner dans le consensus. La Belgique agonisante est un laboratoire formidable.
Tout s’effondre en un puits de poix où chacun se presse de plonger. Libre à chacun de se plaire en enfer. Dante indique pourtant bien que les cercles et les bolges ne constituent pas la fin du voyage. La Comédie est un des rares viatiques qui cadastrent dûment le labyrinthe. Mais pourquoi aujourd’hui devrions-nous lire ce pensum catholique ? Et quel intérêt de commenter encore le Chant 1 du Paradis ?
En permanence placé sous une lumière chirurgicale, le Bien est inodore, incolore, insipide. Il trône au centre des animations. Nous sommes avides d’animations. Chaque semaine, il nous en faut de nouvelles. De la couleur, oui, du bruit, et surtout de l’enthousiasme citoyen, de l’écoresponsabilité et de la convivialité ! Que du bonheur, quoi ! Et l’on pourvoit sans faille à ces besoins, car l’Adversaire n’en finit pas de dégouliner du plaisir de nous complaire. Nous ne recevons pas ce qui nous manque, mais le masque de ce qui nous manque. Kafka écrit que la vie est une perpétuelle distraction qui ne vous laisse même pas prendre conscience de ce dont elle nous distrait. Que dirait-il en ce début de millénaire ? Alain Jessua prévoyait un Paradis pour tous.
Il va de soi, aussi, que ce que je nomme bonheur n’a rien de commun avec l’assourdissante débilité hilare que l’on filme pour offrir à tous la certitude que nous sommes décidément de grands privilégiés. Je songe plutôt à Ernst Moerman qui, constatant que le bonheur n’existait pas, proposait de vivre heureux sans lui. Lorsque j’use du mot paradis, je désigne un lieu à arpenter ici et maintenant. C’est une grave erreur d’appréciation que de croire que nous avons été chassés du Paradis. Nous y sommes toujours, mais l’on nous a désappris à le voir. Nous mâchonnons du carton-pâte au lieu de croquer dans la pomme.
Lorsque l’empire du milieu s’avère un marécage fétide, le sage n’est-il pas de s’en détourner pour gagner la périphérie? Tous les milieux sont nocifs. Seule la pègre et le crime fleurissent sur ce fumier.
Pourquoi les sages de toutes les époques, dans toutes les cultures, choisissent-ils l’ermitage plutôt que la vie collective ? En fauconnerie, on nommait libertin l’oiseau que ne fascinait plus le leurre. Celui que n’intéressait plus l’homme qui croyait l’avoir domestiqué. Celui qui ne revenait plus. On vit au XVIIème siècle un certain nombre d’écrivains commencer à chérir cet oiseau. Ils se cachèrent ou furent persécutés, éliminés. Leur intelligence irritait. Leur joie dessillée déplaisait. On ne met pas le vent en cage.
Pourquoi l’ombre de Port-Royal éveilla-t-elle une telle haine de la part du Soleil? Tout le XVIIème siècle est à revoir. Il y a tant à retirer des stratégies que quelques-uns développèrent pour faire pièce à la machine.
Nous craignons avec effroi, oui, Descartes, oui, Pascal, de demeurer seuls avec nous-mêmes. La meute appelle. Peu résistent. Très peu s’opposent.
Lorsque Fouquet fut emprisonné et que ses biens furent confisqués, tous quittèrent Vaux pour Versailles bientôt. Il n’y eut que Jean de La Fontaine à demeurer loyal. La Fontaine pensait qu’en toute hypothèse il était préférable de servir Apollon plutôt que Jupiter. Un autre monde est possible. Vivre ne constitue pas un projet utopique. Une contre-société est à portée de souffle.
Se sentir seul est le programme, rappelle Mélanie Klein. Pascal Quignard écrit des livres entiers pour illustrer cette proposition. Entend-on ? Ligne de conduite de Pierre Reverdy : ne pas suivre, ne pas être suivi. Annie Le Brun ne cesse de répéter qu’il est encore et toujours temps de déserter. De quitter le cercle des approbations frauduleuses, des bienfaits non désirés, des prévisibles inepties. Et de mépriser le silence qui sanctionne les rares épiphanies éclatantes.
Qui argumente contre la vulgate est appelé méprisant, arrogant, élitiste, péremptoire. La haine envers la pensée anime ceux-là mêmes qui devraient l’aimer. Gnômè s’oppose à doxa. Pyrrhon demeure souvent seul sur l’agora. Mais il achève toujours son discours. Aux raisonnements, la meute oppose le résonnement démultiplié. Le bruit fait force de loi. La solitude est l’opérateur d’une prise de conscience. La prise de conscience est une porte qui indique qu’il est possible de changer de vie. On ne peut changer de vie si l’on ne refonde pas sur d’autres valeurs. Tout est affaire patiente, savante, de construction de soi. Aujourd’hui, on appelle récalcitrant celui qui prend le temps de se soucier de lui-même plutôt que du groupe.
Le mot révolution ne signifie pas grand chose. Le mot révolte non plus, à moins qu’on se souvienne qu’il a pu signifier volte-face. L’étymologie est une science sûre. C’est une conscience qui revigore. Il ne s’agit pas de changer d’idées comme de chemises ; il en va de saisir que l’on peut respirer un autre air.
Les réfractaires vont s’amenuisant. Ils font partie de ces espèces que l’on dit en voie de disparition, mais dont personne ne se préoccupe, à l’inverse des baleines et des ours blancs. Ils font partie du nombre de ceux qui ne seront pas sauvés. Les bûchers sont prêts, où ils seront incendiés. Les inquisiteurs et les juges ne manquent pas. On préfère de nos jours la moraline des émotions à l’alcool de l’analyse. Il n’y a ni arche ni refuge pour ceux qu’anime le goût de l’intense.
Suis-je élitiste? Évidemment! Mais je crois, comme Vitez, à un élitisme pour tous. Suis-je méprisant? Assurément! Pourquoi accorder de l’attention à ceux que rebute le moindre effort? J’enseigne – je continue plus que jamais d’enseigner – dans cette unique éthique. Le goût, la culture, le discernement, l’esprit critique ne relèvent pas de l’inné. L’élévation ne motive guère de monde. La baudruche idéologique contemporaine condamne les maîtres et l’on s’étonne qu’à tous horizons cela piétine dans l’angoisse, la violence, la médiocrité et les ténèbres !
Qui enseigne encore? Et jusqu’à quand cette liberté pourra-t-elle s’exercer?
Nous ne lisons par exemple plus les grands moralistes français. La Rochefoucauld, La Bruyère, Chamfort sont devenus des ennemis. Nous ne cessons de briser nos plus sûrs miroirs. Il est plus utile, n’est-ce pas, de décrypter des notices médicales ou de donner voix à des témoignages poignants. Le vécu plat, l’extrême contemporain, sénile et sans mémoire, voilà ce qui mérite notre souci.
Surtout ne pas prendre conscience de ce qui vaut, de ce qui outrepasse nos étroitesses. Surtout ne rien analyser, surtout ne rien mettre en perspective! Et de quel droit d’ailleurs, répète-t-on partout ! Surtout veiller à ce que s’enlise dans la somnolence toute forme d’esprit critique.
Comment définir une société incapable de soutenir une vérité médicale? Que penser d’êtres qui condamnent le médecin qui diagnostique un cancer. Dans l’Antiquité, le porteur de mauvaises nouvelles était exécuté. Les choses ont-elles changé ? L’intelligence est le grand interdit de notre temps.
Nous vivons dans une telle terreur que la moindre parcelle de beauté tragique nous fait reculer. Du reste que faire de ce qui échappe à l’instrumentalisation, au spectacle et au commerce. ? La petitesse tire les ficelles. Le convenu défèque dans nos bouches. Nous honorons dévotement une morale de chien savant – c’est-à-dire dûment dressé – et qui ne va qu’en vue du sucre qu’il convoite.
Un autre monde existe.
J’appelle civilisation la culture qui engendre des êtres à la fois susceptibles d’enchanter leur solitude et de faire face au néant avec sérénité.
Nietzsche dit tout déjà à propos du théâtre grec. Lorsque commence la morale, s’éteint l’esprit tragique, et, avec lui, la faculté souveraine d’affronter son destin avec panache.
Je vis entouré de coupables et de victimes. L’aseptisation du monde est l’autre nom de son hystérisation. On se plaint et on dénonce. On brade, on vend. La rumeur file comme une diarrhée dont chacun raffole. La vulgarité est défendue par tous les partis.
Le logos est menacé comme jamais. Inadmissible, la parole d’intelligence doit ruser. Emprunter des souterrains et des galeries de traverse. C’est sous forme de notes en bas de page que La Bruyère a pu bouter le feu au parc zoologique. L’arme de la seiche est un nuage d’encre.
Ulysse serait enfermé s’il revenait. Adultère, pédophile, zoophile, mythomane, génocidaire et mégalomane ! Déjà, l’on fait la file devant le tribunal.
Nous sommes revenus au VIème siècle de notre ère. Des rois illettrés s’entretuent. Des princes analphabètes dictent leurs volontés. Les divertissements brutaux enivrent. Porcs et poules côtoient les barons dans des salles où la puanteur écœure. Dieu est à la fois plus présent et plus incompréhensible que jamais.
Je pose souvent cette question : quel nom pour désigner une haute pensée, une œuvre retentissante, des écrits singuliers dignes de mémoire entre le VIème et le XIIème siècle ? La barbarie a faim, et tout est mis en œuvre pour aiguiser son appétit féroce.
Nul ne nous contraint à y souscrire. Le pas de côté est possible pour chacun de nous, à tout moment. On peut s’évader des Plombs. Il est des continents intérieurs que personne n’est en mesure de nous arracher.
La vie est une entreprise de désensorcellement. Ce que nous créons éloigne ce que l’on nous impose. La lyre d’Orphée a pouvoir d’étouffer le chant des sirènes.
Demeurent comme en filigrane de toute vie vraie ces trois injonctions. De l’Antiquité, deviens ce que tu es. De la Renaissance, passe du statut de créature à celui de créateur. Des Lumières, sors de ta minorité et bâtis toi-même ta liberté et ton bonheur. Je vous salue, ô Démocrite, Pic de la Mirandole et Casanova.
L’époque est friande de recettes. En voici trois, hasardées en dépit de tout. Travaille sur tes désirs. Travaille sur tes représentations. Travaille sur tes formulations.
On n’est jamais libre qu’au coup par coup. La liberté se mesure à chaque acte que l’on pose. Ainsi en va-t-il du bonheur. Ces deux notions dépendent étroitement de l’idée que nous nous faisons du Temps.
Le Temps surgit lorsque l’esprit de jeu prend le dessus sur toute autre considération dans nos vies. Lorsque l’aventure cesse d’être horizontale pour devenir verticale. Lorsque physiquement on entre dans le principe de la conversation sacrée. Lorsque, enfin, on comprend pleinement, à l’instar de certains gnostiques, que la résurrection est uniquement une question immanente.
Le Gros Animal ne jure que par la compétition, la performance, l’effet, l’efficacité, le sérieux. Les réalisations visibles, concrètes, immédiates. Ce que je nomme jeu combat le trop humain qui occulte tout. Il faut parfois parier sur ce que l’on ne voit pas. Eros est un dieu invisible mais actif.
En 1669, adressant un signe à Théophile de Viau, Jean de La Fontaine a formulé l’art de la guerre à mener contre le nihilisme éternel le plus affûté :
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.
Le Temps est un présent à tous offert, mais on préfère s’agenouiller devant l’Espace. Chaque âge a ses priorités.
Il n’est plus permis aujourd’hui de penser que dans la nuit et le silence, volets clos. Qui publiquement formule, est voué aux gémonies. Mais ce qui se déroule dans l’ombre n’est pas sans promesse. L’avenir aime l’étrange. Le passé ne déçoit jamais. Rien ne parle aux archéologues comme les déchets. Les coprolithes sont des excréments fossilisés. En les étudiant, les paléontologues parviennent souvent à reconstituer assez précisément le mode de vie de la créature qui les déféqua. Les millénaires n’ont pas de prise sur ce qui semble dérisoire.
Je crois aux Parques, aux Heures, aux Grâces et aux Muses. Je crois en elles pour les fréquenter quotidiennement. Aucune de ces divinités n’est hostile. Je pense à Tiepolo qui représente des nymphes branlant le Temps au-dessus de nos têtes. Je le comprends parfaitement aujourd’hui.
La provocation la plus inacceptable est d’oser se dire heureux. Lorsqu’au surplus, on l’est, insolemment, on devient aussitôt suspect autant que scandaleux. Nul ne s’avise que vie et monde ne sont pas des synonymes. Nous n’entendons pas répondre au désert par le désert. Ce qui sauve est là. Ce qui sauve est toujours là, nous le savons bien. S’il fait laid à droite, je prends à gauche, peut-on lire dans le Livre III des Essais. C’est pour n’oser pas mesurer la portée de propositions aussi simples, que tant étendent la surface du marécage.
Qui se tient dans la chaleur d’Homère, de Dante, de Montaigne, de Shakespeare, de Hölderlin et de Baudelaire, qui converse journellement avec eux, écarte naturellement le malheur.
La pratique de l’épicurisme historique redevient dangereuse. J’évoque une Campanie dont nous sommes peu à nous souvenir. Je dis une intensité et un calme dont on n’a pas idée.
A nouveau, il nous faudra bien de l’opiniâtreté pour éveiller l’esprit de joie, alerte et sensuel. Shakespeare n’est plus guère entendu. On le monte, certes, mais comme on ferait d’une bête de somme. Hamlet formule la charte du monde qui vient, Le Songe d’une nuit d’été apaise faim et soif, La Tempête est un mythe fondateur. Le théâtre attend.
Joyce conclut Ulysse par ce mot : oui. C’est un oui épiphanique qui a traversé tous les non. Il vaut mieux que les non souvent tissés d’une multitude de oui rongés de compromission.
Le mépris que je manifeste est donc, évidemment, un appel à plus d’homme, mais l’époque est sourde à tout ce qui ne flatte pas ses plus bas instincts, ses goûts les plus nauséabonds. Dois-je préciser que ma naïveté foncière me fait prendre la littérature au pied de la lettre ?
L’élégance spirituelle est une notion obsolète, la subtilité, un passeport pour l’incompréhension.
Les mots ont été dévitalisés et redéfinis, pauvrement, de façon à ce qu’ils perdent toute force de subversion et deviennent rien de moins que les instruments de notre servitude volontaire. Qui aujourd’hui écrit doit le faire dans une radicale étrangèreté. S’approprier coûte que coûte la langue afin qu’elle devienne sienne et se mette à penser en chantant. J’ai dit mon goût pour l’étymologie. A l’image, je préfère la rhétorique. Chanter n’est pas braire.
Pourquoi veut-on supprimer l’enseignement du grec et du latin? Dois-je réellement le préciser?
Pourquoi ces quatorze vers en latin au sein des Fleurs du Mal ?
Baudelaire écrit dans sa langue. Il désigne le seul avenir. Baudelaire aimait Lucain, Juvénal et Pétrone. Surtout Juvénal.
Toutes lampes éteintes dans la nuit, que la colère me soit muse et compagne – je vous emboite le pas, ô Baudelaire et Juvénal.
© Christophe Van Rossom & revue L’étrangère, 26-27, 2011.
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