Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?
Georges Bataille, Le Bleu du Ciel
Situation de la critique aujourd’hui
Préalablement à toute interrogation interne sur la fonction de la critique aujourd’hui, il paraît indispensable, sauf à progresser, comme on aime à le faire trop souvent, avec cette naïveté qui consiste à imaginer que les choses vont de soi, de soulever une première question : celle de la réalité même de cette activité aux yeux de ce que l’on dira, simplement, un public. Ma réponse pourra sembler brutale, mais je crois, fondamentalement, que la critique aujourd’hui n’existe plus parce qu’il n’y a plus de lecteurs. Certes, des textes critiques se publient encore, et en quantité, et d’une réelle qualité parfois, mais qui les lit ?
Comprenons bien : j’affirme que, depuis disons les années 70, et au cours d’un processus à la vitesse exponentielle, les lecteurs, comme frappés par une étrange peste, ont disparu les uns après les autres. Je veux dire que les hommes et les femmes alphabétisés qui, jusque-là, lisaient, c’est-à-dire investissaient de leur temps libre, de leur nuit, dans cet acte fondamental car il remet en cause, sans cesse, l’ensemble de notre être si on le pratique avec tant soit peu d’intensité, de ferveur, constituent aujourd’hui une espèce éteinte. Qui en 2004 lit encore avec toute l’attention nécessaire le moindre livre qui vaut ?
Par un étrange malentendu, Pascal Quignard a reçu voici deux ans le Prix Goncourt pour Les Ombres errantes. Embarras de certains jurés ; colère d’autres ; rude épreuve pour les critiques appointés peu capables de disserter longuement sur un pareil aérolithe, lui-même fragment seulement d’un projet nettement plus ambitieux ; incompréhension quasi totale enfin du public, absolument pas préparé à recevoir les spéculations d’un lettré de la culture et de l’intelligence de Quignard, ni à en mesurer la portée.
Il y a quelques décennies encore, une employée de maison pouvait lire disons un Mauriac, et un ouvrier, dévorer un roman d’Aragon sinon sa poésie même. Que signifie le mot librairie maintenant, dans l’esprit de la multitude ? Il signifie marchand de journaux ; et le terme bouquin, une étude de sociologie le révélait récemment, renvoie désormais en région parisienne au journal comprenant les programmes de télévision ! Si ceux-là qui autrefois lisaient pénètrent maintenant dans une librairie, c’est au mieux pour s’y acheter le dernier volume paru de la collection Harlequin ou les plus récentes aventures de SAS. Allons plus loin et osons la question : que lisent encore le médecin et l’avocat, que lit un ingénieur – que lit un professeur ? Rien, sinon et très occasionnellement encore qu’un bon roman d’espionnage ou alors qu’une des ces pollutions réalistico-socio-psychologisantes, ancrées dans des problématiques vécues, que ne cesse d’encenser, en se mordant la queue, la grande presse écrite ou télévisuelle. Ou pire encore : de cette littérature qu’on dit du témoignage, ou de la confession de star… On achète un livre, qu’on ne lit d’ailleurs pas forcément – possession vaut lecture ! – comme on le ferait d’un simple produit d’usage courant ou, au mieux, d’un bibelot. De même, on ne parle plus des livres, on parle autour d’eux, et de préférence de leur auteur, de son passage réussi ou raté dans telle ou telle émission, et, dans le meilleur des cas, du scandale, petit ou grand, qui en a escorté la parution. La Vie sexuelle de Catherine M. me paraît un excellent exemple de cette dernière théorie.
Ce n’est pas le lieu ici de rappeler les causes multiples, et que l’on devine d’ailleurs aisément, du phénomène : primat absolu de l’audiovisuel (cinéma et télévision), exigence d’immédiateté du plaisir, illettrisme lié aux carences du système éducatif, désir d’une excessive et rassurante simplicité… Au surplus, n’avons-nous pas affaire à une situation plus ancienne qu’on veut bien croire ? Ecoutons le diplomate Norpois évoquer la question de la littérature, dans La Recherche, devant le narrateur encore adolescent. Qu’en dit-il sinon qu’elle ne paraît pas du tout à même de rivaliser avec le monde dans lequel le siècle s’est engagé ? Dans un temps comme le nôtre où la complexité croissante de la vie laisse à peine le temps de lire, où la carte de l’Europe a subi des remaniements profonds et est à la veille d’en subir de plus grands encore peut-être, où tant de problèmes menaçants et nouveaux se posent partout, affirme-t-il, vous m’accorderez qu’on a le droit de demander à un écrivain d’être autre chose qu’un bel esprit qui nous fait oublier dans des discussions oiseuses et byzantines sur des mérites de pur forme, que nous pouvons être envahis d’un instant à l’autre par un double flot de Barbares, ceux du dehors et ceux du dedans… Il y a des tâches plus urgentes que d’agencer les mots d’une façon harmonieuse. Tout cela est bien mince, bien mièvre et bien peu viril.
Le monde, et j’inclus ici le monde dit intellectuel, fourmille de Norpois plus ou moins bien dégrossis. Pas étonnant dès lors que la littérature se trouve menacée – comme le sont corollairement la lecture et la critique – même si c’est sous des modalités différentes de celles d’autrefois. Qu’on pimente ce jugement des exigences de notre univers spectaculaire-marchand contemporain, et l’on obtient sans peine le fondement sociologique qui sous-tend mon affirmation liminaire.
Celle-ci ne correspond par ailleurs en aucune façon, comme on l’affirmera sans doute, à une quelconque manifestation de mépris, élitiste, envers celles et ceux qui en sont réduits, par notre société, à cette misère. Cela se veut une interrogation et un cri. Cela se veut le rappel que toute lecture digne de ce nom est une déclaration de guerre permanente au monde social, diurne, scrupuleusement balisé – une activité plus suspecte et coupable que jamais, derrière son apparente banalisation, sa pseudo-massification.
Et je pose aussitôt une seconde hypothèse : c’est que les lecteurs qui demeurent, en ce début de XXIème siècle, sont en réalité tous, et à des degrés et des titres divers, des auteurs. Je tiens en effet que les derniers lecteurs de cette planète sont les écrivains seuls. J’inclus dans ce nombre ceux que j’appelle des écrivains en puissance, c’est-à-dire les non-publiés, mais qui n’en pensent, et quelquefois avec style, pas moins.
La situation de la critique aujourd’hui, de la vraie critique, pas de la poussière que nous vendent les mots interchangeables dans leur enthousiasme niais des quotidiens ou des hebdomadaires, pas des choix étoilés ? Eh bien, je la vois dorénavant comme la relation, elle-même compromise, difficile, qu’un écrivain entend établir avec ses semblables. Comme la volonté désespérée d’indiquer à un public de plus en plus réduit là où battent l’exigence, le goût et la qualité. Je veux parler, avec François Meyronnis et Yannick Haenel, par exemple, d’un réseau souterrain d’affinités, qui se bâtit dans l’adversité. Peut-être d’un complot, à l’image de celui que constitue la précieuse revue qu’ils ont créée ensemble : Ligne de risque.
La théorie du réseau
Lire est une activité libre. Personne ne peut me prescrire ce que je dois lire ni comment je dois lire, affirme Novalis. Qu’on me permette, sur ce point, de n’être pas d’accord avec la comète de l’Ecole d’Iéna. Je crois qu’en toute chose un guide ou un initiateur est nécessaire. On ne part pas en haute montagne si l’on n’a pas balisé préalablement son trajet, si l’on n’est pas accompagné de quelqu’un qui a déjà mis ses pas sur les sentiers difficiles que l’on va aborder.
A-t-on pour autant besoin, en matière de littérature, d’un critique pour nous escorter ou pour précéder notre lecture, pour la préparer ? A l’évidence, oui, mais pour autant que celui-ci réponde à des critères qu’il reste encore à développer, ce que l’on ne pourra faire que partiellement ici. Mais non moins importante me paraît être la phase qui se situe en amont. La rencontre entre un livre et son lecteur.
Yves Bonnefoy évoquant dans un bref texte le nom de Georges Henein ou celui de Pierre-Albert Jourdan ; Philippe Jaccottet lisant Musil ; Alain Suied évoquant Thomas Harris ; Jean-Paul Michel rendant hommage à Pontévia ou Khaïr-Eddine ; Jacques Crickillon brandissant Cordwainer Smith ou vantant au détour d’une conversation les qualités littéraires de China Miéville ; Jacques Cels citant John Cowper Powys, et c’est aussitôt la grande fièvre qui peut prendre. Le désir de lire se faire pressant. Il suffit parfois d’une flammèche pour que se déclenche un grand incendie.
Je crois, oui, à la théorie du réseau. Au lien profond, secret parfois, souterrain souvent, qui unit des êtres qui, du fait même qu’ils sont ce qu’ils sont, constituent à nos yeux une suffisante garantie de la qualité de livres dont il suffit qu’il nous souffle leur titre à l’oreille, dans un moment de complicité, pour que l’on sente monter en nous avec quelle force singulière le désir de les découvrir. Je crois davantage à cette fraternité qu’aux éreintements et aux apologies, aussi creux l’un que l’autre, qui sont confondus avec l’activité critique la plupart du temps. Et je songe à la belle idée d’Alain Jouffroy, exprimée dans Les mots et moi, notamment, d’un externet susceptible de lutter contre la bêtification du monde par le développement de liens, ténus au point d’en paraître invisibles mais d’autant plus puissants, entre réseaux de lecteurs devenus des maquisards de la culture : Aussi peu nombreux soient-ils, parfois, les lecteurs d’un livre forment à eux seuls d’autres réseaux Externet, écrit-il, même ceux qui n’écrivent pas de lettres à son auteur. Et de livre en livre, les lecteurs interconnectent ces réseaux multiples, ils forment à mes yeux une sorte d’anti-gouvernement du monde, des cellules et des noyaux de résistance à l’aplatissement et au dressage des consciences, et pas seulement, parmi eux, ceux qui ont lu Guy Debord, Darien, Isidore Ducasse – et les stoïques de Rome. Une République universelle des livres est l’arme de la nouvelle guerre de résistance en cours. Elle n’a besoin d’aucun Président pour exister, ni de représentants pour agir. La lecture est, en elle-même, la condition du développement de la liberté, de la réflexion, de l’imagination et de la critique, qui ne font qu’une seule et même force, et sans lesquelles tous les dogmes, n’importe quels dogmes, peuvent se transformer en dictature de la Bêtise humaine, hélas elle aussi, et pour longtemps, universelle, et que seul le libre jeu des mots peut déjouer.
Le surplomb et l’intimité
Lire, donc – dans cette perspective-là. Sûrement. Car voilà aussi qui implique que nos choix de lectures ne soient pas dominés par une école littéraire ou un champ de pensée, une idéologie ou des valeurs préétablies, mais qu’au contraire nos idées les plus intimes se forgent, comme des armes, au contact des sensibilités et des enjeux que nous propose de découvrir la Littérature dans ses manifestations les plus puissantes et les plus hétéroclites.
Lire Mallarmé, Proust, Genet, du Bouchet, Klossowski, Celan ou Novarina, n’empêche pas de lire ce que l’on nomme à tort la para-littérature : la fantasy, la science-fiction ou la bande dessinée, qui sont au demeurant – le note-t-on assez souvent ? – les seuls vrais courants littéraires inventés par le XXème siècle ! Où est la qualité ? Dans les trémolos sentimentaux d’une Camille Laurens ou dans le souffle épique du cycle de Dune ? Où, la vérité de notre temps ? Dans la complaisance des autofictions sidérantes de platitude d’une Christine Angot, ou dans les prémonitions schizoïdes d’un Dick ? Où, la grande fiction noire ? Dans les phrases scolaires empâtées par un jeunisme de rigueur d’un Xavier Deutsch ou dans la vision acide perforante d’un Ellroy ? Où, la plus juste analyse des dangers de notre début de siècle ? Dans le pénible « romanquête » (sic) d’un Bernard-Henri Lévy, ou dans les planches visionnaires de la série The Authority, de Warren Ellis, ou celles, paranoïdes, du déjà légendaire Watchmen, d’Alan Moore ? Où, l’abîme d’incertitudes constitué par notre société dûment sondé ? Dans la mousse de la première gorgée de bière d’un Delerm, ou dans les angoissantes observations d’un Houellebecq ou les dérangeants raids cyber-philosophiques d’un Dantec, qui ont du reste largement brouillé les limites entre littérature générale et littérature d’anticipation ou de spéculation ?
Par-delà ces quelques exemples, ce qui apparaît, c’est que c’est avant tout dans la souplesse et le va-et-vient que réside le plaisir de lire, comme tous les plaisirs. Et que ce n’est guère que sous les espèces d’un nomadisme ensauvagé et guerrier, non moins curieux qu’audacieux, que j’entends définir l’authentique activité critique. Barthes parlait de plaisir du texte et il avait bien raison. Borges l’avait précédé dans cette voie d’ailleurs, pour ne rien dire de l’incroyable Chesterton.
Le plaisir, donc, oui : mais un plaisir qui n’a rien à voir avec celui, préformaté, qu’on nous vend pour tel sous les formes les plus diverses. Non, un plaisir qui naît de la confrontation avec un style, avec une élégance de pensée, avec la force dévastatrice d’une vision nouvelle du monde. Un grand livre est en effet toujours un moteur, ou mieux un élévateur. Tantôt un accélérateur de particules, tantôt une machine de guerre ou une boîte à outils pour commencer sa révolution intérieure. Un ensemble en tout cas qu’il conviendra d’aborder lui-même avec cette dynamique évoquée à l’instant : à la fois en prenant de la distance, pour mieux circonscrire les motifs généraux et la construction de l’œuvre, mais aussi au plus près des mots pour en goûter la saveur et en mesurer le potentiel.
Ce qui me conduit à une autre observation, moins marginale qu’il ne semble à première vue, je crois, c’est qu’un grand auteur se reconnaît à la façon dont il reconstruit autour de lui et jusqu’à lui la littérature universelle. Qu’est-ce qu’un grand livre dans cette perspective ? Eh bien, peut-être, le lieu où, d’un concert de voix parfois extrêmement hétérodoxes, jaillit un chant nouveau. Non pas nouveau par souci formel de nouveauté, mais nouveau parce qu’un sens neuf se fait jour du métissage dépassé de textes mieux que lus : réellement vécus.
Qu’on songe, pour s’en convaincre, à la figure incontournable de Maurice Blanchot. Nul mieux que lui n’a ainsi injecté à la Bibliothèque son propre sang, fantomatique. Hölderlin, Artaud, Joyce, Kafka et Mallarmé existent en effet pour nous au moins de deux manières. Tels qu’en eux-mêmes, mais aussi complètement blanchotisés par les idées, terriblement terroristes, de l’auteur de L’Espace littéraire. Et puisqu’il est question de lui, un instant, soulignons qu’il est peut-être temps de surmonter et son absence physique et son omniprésence idéologique dans le monde littéraire français. Maurice Blanchot est, sans doute, le plus grand critique du siècle qui s’est écoulé. Le plus profond, le plus juste, le plus fascinant. Mais, réinventant l’ordre et les valeurs de la littérature, les assujettissant à ses catégories propres (le Neutre, l’Angoisse, la Mort, par exemple), il aura aussi en quelque sorte joué le rôle d’un Savonarole des lettres, bridant certains enthousiasmes, annulant telle ou telle tentative ne correspondant pas à sa vision des choses, éteignant enfin, au moins provisoirement, la lampe que certains poètes non négligeables avaient allumé dans la grande Nuit que son œuvre a étendu sur l’écriture.
Car, nonobstant son indéniable science des enjeux de la littérature, Blanchot critique a, consciemment ou malgré lui, sa part de responsabilité dans la césure qui s’est opérée entre des auteurs méritant une certaine altitude d’examen et un public, capable de les suivre sans doute, mais incapable de leur emboîter le pas de la façon dont un Blanchot entendait rythmer leur démarche.
Avec regret, je pense en contrepoint à la figure elle aussi immense de Jean Starobinski et à sa place dans le panthéon des critiques de premier plan. Avec regret, car à l’évidence, et on peut le déplorer, ce dernier aura exercé une influence nettement moindre sur la littérature de ces trois ou quatre dernières décennies. Pourtant, sa faculté sans égale d’entrer en connivence avec une œuvre, mais, à l’inverse de Blanchot, avec sa part la plus activement vivante, avec ce que l’on pourrait dire son pouvoir de créer du sens, d’ordonner le monde, d’éclairer notre relation à autrui ou aux choses, manque cruellement. Et voilà qui cependant est l’essentiel, me paraît-il, surtout en un temps où, Auschwitz, Hiroshima et Tchernobyl, plus récemment, ayant chacun achevé de détruire, si l’on veut, toute velléité de foi en l’homme, il demeure malgré tout inexcusable de ne pas tenter de rebâtir.
Dans le maquis
En somme, nous avons aujourd’hui, en qualité de critiques, comme tâche première, de désigner les foyers où brûlent les feux qui incendieront demain nos pensées étroites, étriquées pour nous ouvrir à un nouveau mode d’être au monde peut-être. J’en compte assez peu, mais on peut tout de même en dénombrer quelques-uns. J’observe que la critique institutionnalisée ne leur prête sinon pas du moins à peine d’attention. Dans l’univers lisse et politiquement correct, unidimensionnel, qui est le nôtre désormais, les écrivains qui ont le malheur de trop remuer, de refuser le cadastrage classique, courent le plus souvent le risque qu’on les condamne purement et simplement. De même, le style fait peur, une architecture romanesque un tant soit peu audacieuse fait reculer. C’est ainsi par exemple qu’un romancier de l’envergure de Jean-Paul Goux, auteur de la somptueuse Trilogie des Champs de Fouille n’apparaît dans aucune des histoires de la littérature contemporaine les plus récentes. Pas plus qu’un Philippe de la Genardière ou qu’un Claude Faraggi, disparu voici quelques années dans l’anonymat le plus complet.
Ce n’est décidément pas une bonne idée que de vouloir bâtir une œuvre novatrice et exigeante, des livres qui font mal là où tout semble ronronner, des proses ou des vers capables de se mesurer à des vocables comme Beauté ou Vérité. On peut sans peine en revanche élaborer un produit d’usage commun, correspondant aux codes du monde actuel et comprenant sa gentille dosette de subversion autorisée. Et ce, de préférence sur 100 à 150 pages. A l’heure de la littérature asthmatique, ce sont les ambitions de longue haleine qui sont perçues comme malades !
Seules comptent à nos yeux, écrit Yannick Haenel, dans son récent Evoluer parmi les avalanches, les expériences où se déploie un langage qui soit en même temps une pensée ; et où chaque pensée devienne monde.
Expérience, langage, pensée, monde. Comme les quatre côtés de la figure géométrique à laquelle un critique se devrait aujourd’hui de se montrer attentif.
Que vaudrait un livre ne relatant pas une expérience susceptible d’éclairer ou de modifier la nôtre propre ? Que vaudrait une œuvre dont le langage soit interchangeable avec celui d’une autre ou fade à périr ? Que serait une littérature exempte de toute pensée, mobile autant que bouleversante ? Que serait enfin un livre qui n’ait pas la puissance créatrice de susciter rien de moins qu’un monde ?
Rien, me direz-vous. Et pourtant, la réponse est : la littérature défendue par la critique d’aujourd’hui dans 90% des cas. Il n’est donc pas d’autre solution pour les 10% de brontosaures réticents à la nouvelle donne littéraire, auteurs et critiques réunis dans la même adversité, que de prendre le maquis, assumant au passage d’être classés dans la catégorie fascistes-rétrogrades-élitistes-réactionnaires. On reconnaît une époque à la qualité des épithètes qu’elle est capable d’opposer à ceux qui refusent de ronronner dans le rang ou de se révolter orthodoxement.
Mais, en temps de guerre, il vaut peut-être mieux, avec humilité, discrétion, mais insistance, camper dans l’inconfort du côté de René Char que de bavasser dans le jardin de Jacques Chardonne.
Jamais l’Ennemi n’aura été aussi protéiforme, jamais on ne lui aura tendu autant de micros, jamais on n’aura mis tant en œuvre pour rendre sa voix séduisante, que maintenant. La critique a donc peut-être enfin la mission de rappeler qu’à l’heure des Chardonne de tout poil, veillent encore sur les braises de la littérature les yeux dessillés et profonds de quelques authentiques poètes et écrivains.
© Christophe Van Rossom & revue L’étrangère.
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