Tout est comme un papyrus déchiré, un fragment : l’espace vide troisième dimension – et ce qui reste d’une éloquence, une force, à faire trembler.
Cristina Campo[1]
Criez court et vous serez peut-être secourus…
Georges Henein[2]
I
Mais seulement les atomes, et le vide entre les atomes, affirmait Démocrite.
Ce que nous imaginons constituer une surface plane ou une sphère sans aspérités ni béances, à la lumière physique relève d’une galaxie composée de milliers d’astres et de planètes, séparés par des milliers, des millions, des milliards de kilomètres. Fragments de matière et peut-être de vie, sans lien entre eux sinon le vide cosmique qui les sépare.
Nulle étoile ne scintille sans la nuit.
Le blanc joue avec les phrases qui composent le fragment.
Les phrases sauvent. Les phrases rendent à la vie.
L’œuvre encore jeune de Yannick Haenel est tout entière une mystique de la phrase. Dans Cercle, nombreuses sont celles qui habitent Jean Deichel. Elles lui donnent la force de dire non et de sortir du rang, dès les premières pages. Elles l’invitent à quitter l’appartenance et à mettre le cap au libre. Les livres qui valent sont ceux dans lesquels nous lisons de semblables phrases. Dans l’enfer de l’underground berlinois, le narrateur parvient ainsi à sauver sa peau grâce à quelques mots de Robert Antelme. Exactes inverses de la mort qui souffle dans tous les faux langages, elles lui offrent rien de moins qu’une renaissance. « Les phrases, me disais-je, ne m’ont pas abandonné : avec la phrase de Robert Antelme, avec les énormes nuages, avec le ciel d’Allemagne, je reprends vie. »[3]
Joseph Joubert écrit des centaines de lettres et trace sur des carnets des milliers de notes, qui tiennent de l’aphorisme, de la pensée, de l’esthétique, du mémento, de la critique, de la prose poétique parfois, de la spéculation morale ou métaphysique. Il a la passion de la phrase. Sur le plan de ce que l’on suppose un livre, cela ne ressemble à rien. Joubert n’entend pas faire œuvre : il s’efforce de formuler. Il semble que seule l’écriture fragmentaire rencontre cette faim et ce souci : « S’il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. »[4]
II
Quiconque approche le visage d’un miroir pour y retrouver son image, ne manque pas de confiance.
Je ne reconnais guère pour mienne cette expérience rassurante. Il me semble en revanche que ce que je perçus, une fois, à la fin de l’enfance, dans les éclats d’une glace brisée auxquels je me coupai, me ressemblait davantage. Il y avait là, dans ces reflets inégaux et démultipliés, une justesse que j’ignorais et comprenais moins encore. Je ne veux toutefois pas évoquer le mot de fascination, qui ne renseignerait en rien sur ce qui se produisit alors.
Il y a ce très beau livre de Pascal Quignard sur Jean de La Bruyère, intitulé Une gêne technique à l’égard des fragments. Je comprends sa défiance devant la facilité et la facticité modernes d’une façon d’être et d’écrire offrant les apparences du moderne[5]. Il convient évidemment de distinguer entre celui qui cherche à produire un effet et le bouquetin qui procède par sauts caprins pour gravir la montagne. Et Quignard d’évoquer à cet égard Maurice Blanchot réécrivant L’écriture du désastre afin de faire corps avec une nouvelle manière, susceptible de glacer davantage encore et de méduser.
Technique n’est pas art.
Évoluant autour de cette notion de fragment, je songe à une tout autre écriture – qui part de la glace pour aller au feu. Je pense à Antonio Porchia qui me paraît le contre-exemple absolu d’une intellectualité cherchant à donner le change. Il va à ce qui lui paraît le plus juste. Glace de la sentence, peut-être, mais assurément feu de son rayonnement. Les Voix constituent un des sommets de la poésie argentine contemporaine. Il y a fort à parier que, n’était l’attention et la rigueur extrêmes d’un Roger Caillois, ce livre n’existerait pas. Un petit ouvrier typographe originaire de Calabre, presque sans la moindre éducation ne peut produire d’aussi éclatantes décharges poétiques, semblant ouvrir et dialoguer avec le Savoir humain tout entier.
J’ai bien sûr en permanence à l’esprit, en hasardant ces mots, les superbes réflexions de Jean-Paul Goux qui constituent la matière de La Voix sans repos[6] et prolongent les thèses que le romancier déployait déjà avec faste dans sa Fabrique du continu[7]. On y retrouve en permanence cette basse continue de sa pensée selon laquelle écrire consisterait à être capable de déployer l’énergie susceptible d’œuvrer dans, avec et contre le Temps.
Écrire devrait être tisser, faire œuvre architecturée, préméditée et dès lors supposerait de facto de ne pas reculer devant les grandes voilures ou les immenses tapisseries. D’aimer, à l’instar de Gustave Flaubert, les murs où l’on ne distingue plus les pierres de la chaux qui les cimente.
Peut-être y a-t-il, oui, une compulsion du moderne au fragment. Un refus d’affronter ce qui suppose la synthèse de ressources plus complexes et plus vastes. N’est pas Proust ou Joyce qui veut. J’ajoute, avec Goux, qu’à l’évidence, pour rendre sensible ce que la métaphysique occidentale nous a accoutumés à nommer Temps, seule la grande prose et le roman ambitieux ont quelque chance d’incarner sans candeur ou irrespect ce qu’il en est de la durée qui nouent les instants de nos existences les uns aux autres.
Mais sommes-nous bien sûr que Temps et durée se confondent, sinon se rejoignent à quelque carrefour déterminé ?
J’émets ici l’hypothèse que le fragment ne s’oppose pas à la vision et au souffle. Le fragment joue sa carte non par manque de moyens ou par subterfuge, mais par souci – sinon par nécessité intérieure – d’aller à quelque chose de plus tranchant et d’irrémédiable. Mais également pour se détourner d’une perception, disons chrétienne, sinon augustinienne, du Temps. Ainsi l’écriture fragmentaire occidentale se détacherait-elle de la hantise globalisante comme de la notion de temps orienté, et se révélerait-elle, somme toute, plus conforme à certains modèles de la physique contemporaine, à l’image des spéculations scientifiques d’un Étienne Klein.
L’image que je me fais de l’écriture comme de la vie rencontre en tout cas cette seconde hypothèse. La chute et la brisure ne me désespèrent pas, ne m’effraient nullement. L’usure biologique et l’entropie ne sont pas le Temps. Elles sont les conditions factuelles de notre passage sur cette planète. Le soleil ne gémit pas d’être condamné à mort. Il brille et réchauffe. Cette petite étoile éclaire quelques moments du jour. D’autres astres, pour les uns gigantesques et lointains, pour les autres minuscules, scintillent dans la nuit. Cela m’enchante, comme le surgissement soudain de la notion atomique dans l’esprit matérialiste de Démocrite sous la forme d’une danse invisible de presque invisibles particules dans l’air. Nous-mêmes aussi bien que chaque corps dans l’univers : fragments inachevés et inachevables, agglomérats de hasard, heureuses coïncidences. Le tout, susceptible par surcroît, s’il advient, de produire une pensée.
III
Les épigrammes de Martial rejoignent par leur vérité ivre, sale ou orgiaque, les axiomes des moralistes du grand siècle (Saint-Cyran, Jacques Esprit, La Rochefoucauld). L’incendie ayant engendré les débris héraclitéens n’ont pas moins d’impact que les échardes noires que le Bataille du Coupable s’enfonce dans la chair, les méditations infinies d’un Edmond Jabès[8] (Le Livre des questions, Le Livre des ressemblances) ou les fulgurances obsessionnelles et lucides d’un Louis-René des Forêts (Ostinato, Pas à pas jusqu’au dernier).
Ainsi paradoxalement Érostrate a-t-il abondamment semé. Le feu livre parfois passage à d’improbables chemins.
Pourquoi Chrétien de Troyes refuse-t-il d’achever son Lancelot aussi bien que son Perceval? Comment Michel-Ange fixe-t-il ses terreurs et ses éclairs? Que sont ses Esclaves s’éveillant sinon une prise de conscience brûlante ?
Quelle forme cherche la pensée de Gracián?
Comment Blaise Pascal brouillonne-t-il ? Pourquoi ?
Mesure-t-on la place qu’occupent les Centuries de Thomas Traherne au cœur de la littérature anglaise du XVIIème siècle ?
Et vers quelle direction, lorsqu’ils accèdent au sommet de leur art, s’acheminent plus tard Nerval, Baudelaire, Ducasse, Rimbaud ou Mallarmé, après Novalis ou Schlegel et bientôt Leopardi?
Quelle route les derniers livres de Gracq empruntent-ils, à l’image somptueuse des Carnets du Grand Chemin ? Pourquoi Perros ne veut-il aller au-delà du collage de petits papiers ?
L’œuvre sulfureuse et flamboyante, volontiers paradoxale et provocatrice, de Miklós Szentkuthy est toute entière une ode à l’éclaté, au va-et-vient rapide et jubilatoire dans la culture universelle, à la merveille du pillotage et de la digression. Et le grand humaniste hongrois, le fresquiste de la civilisation européenne, qui a fait de la déchirure sa matrice et son manteau, de ne pas se refuser à l’euphémisme qui traduit la prolifération de ses désirs d’écrivain et d’homme. Ici : « Voilà donc mon œuvre de création : des talons féminins dans la rue, un titre aperçu au hasard dans le journal du voisin, les artères éclairées au néon au dessus de la vitrine du fleuriste… »[9] Et là : « Il n’y a pas à se soucier de l’ordre, il existe. Il est toujours présent lorsque nous assumons la plénitude et la multiplicité relativement infinies de la vie, des associations, des idées, des écailles de réalité (…) »[10]
Entre la foudre de la sentence qui porte et le jaillissement du Poème, nulle différence ontologique ou éthique, ne cesse de réaffirmer pour sa part Jean-Paul Michel.
En combien de mots l’essentiel nous vient-il aux lèvres ?
Où est le Temps ? Où est le juste ?
Proche et lointain, énigme aussi bien que réponse, tel, le fragment qui pique et sidère mêmement.
Dans la mouvance de l’Athenaüm, à quelques centaines de kilomètres de Joubert, à peu près en même temps que lui, Friedrich Schegel définit pour la première fois cette forme autre : « Un fragment, comme une petite œuvre d’art, doit être complètement séparé du monde environnant et complet en soi, tel un hérisson. »[11] Peut-être n’entrevoit-il pas encore que tout fragment entretient des liens étroits, physiques sinon organiques, fussent-ils invisibles, avec son environnement. Peut-être ne le veut-il pas. Toujours est-il qu’il en vient à l’image : le fragment est une sorte de hérisson. J’ajoute qu’à son exemple il lui arrive de grincailler.
On ne manipule pas ce petit insectivore sans certaines précautions. Peut-être n’est-il pas inutile de considérer un minimum son écosystème et son mode de vie.
En raison peut-être d’une intuition du réel autre que celle de Tolstoï ou de Dostoïevski, de Mann ou de Musil, ces grands artistes de la prose narrative, d’autres ne peuvent que progresser en titubant, tâtonnant, hoquetant, bégayant.
C’est Barthes, à quelques mois de sa mort, s’exprimant sur le vivre ensemble. Il se détache totalement du théorique pour entrer dans un espace nouveau que traduisent sur le plan personnel ses notes éparses. Il ne cesse de réaffirmer la nécessité d’entrer, escortés d’elles, à l’image de Dante guidé par Virgile puis Béatrice, dans ce qu’il nomme une Vita nova. Nous ne vivons ni n’écrivons : égarés au sein d’une selva oscura, on se hasarde seulement à tituber entre des bribes, des bornes de savoirs, de saveurs.[12]
Les Essais de Michel de Montaigne, qui ne vont, à sauts et à gambades, que jusqu’où ils le peuvent, ne rendent pas moins justice au Temps et à l’Homme que la fresque comique et déchirante de Cervantès. Qui a lu les Notes de chevet de Sei Shonagôn ne peut qu’avancer d’un pas plus léger. Pourtant, quoi de plus anodin et superficiel que ces listes qui s’additionnent dans son livre ? D’où vient notre plaisir et notre sentiment que ce qui doit être révélé de l’expérience humaine tient là tout entier ?
Nietzsche est-il moins profond que Kant ?
Pourquoi admirons-nous tant les haïkus ou les quatrains de l’époque Tang ?
Il faut lire Li Yu pour saisir qu’une montagne peut gober le soleil.
IV
L’écriture fragmentaire sédimente et accélère mêmement. On l’imagine établir une aire horizontale quand elle creuse, à une vitesse vertigineuse. Je la crois rien moins que superficielle. Au péremptoire de l’époque, elle répond sur son mode, coupant, pour se faire loi.
Certaines phrases de Félix Fénéon valent l’œuvre entier de tel Nobel, abondant, grandiloquent et sentencieux. Ce sont, bien avant celles, rares et cruelles, des récits de Régis Jauffret, déjà de véritables micro-romans.
Il est rare que le fragment exhale l’odeur de naphtaline du discours ou l’arôme artificiellement mentholé du slogan. L’aphorisme ne relève pas de la moraline. Je tiens qu’il cherche des raccourcis dans les forêts et des points d’eau dans le désert. Qu’il décèle des issues dans la prison et des brèches d’air pur dans les caves scellées où l’on imagine nous tenir enfermés. L’écriture fragmentaire court à l’essentiel pour s’évader aussitôt avant que les choses ne se figent, ne cristallisent ou s’épandent en ramifiant. Ni ombre ni lumière. Ni la flèche ni l’arc. Mais le mouvement. Mais le point obscur que dissimule toute lumière ou l’éclair qui zèbre toute nuit.
Nous lisons. Que faisons-nous, à condition de lire vraiment? Nous nous emparons d’un crayon et soulignons des phrases, parfois un paragraphe, rarement davantage, à moins d’extraire à l’instar d’un Bergounioux. Qui ne lit pas un crayon à la main, ne lit pas vraiment, suggère Voltaire dans sa correspondance. Parfois, mille pages pour déboucher sur une récolte nulle, quand un article se trouve presque entièrement surligné.
Des œuvres entières peuvent surgir ainsi, ainsi qu’en atteste notamment le nouveau cycle entrepris par Patrick Mauriès[13] qui, plutôt que de se rêver créateur ex nihilo d’une forêt jaillie d’un coup du sol, plante d’innombrables arbres aux ramures et aux essences différentes, sinon incompatibles. L’hétérogénéité, la liberté sont les autres noms du fragment.
Nous retenons ces citations, ces formules, parce qu’elles nous alimentent et nous tiennent lieu de balises. Dans le miroir de quelques mots, soudain la vie se reconstitue, une pensée nuancée se dresse avec clarté. Une phrase peut sauver, oui, Yannick Haenel. Merveille de la parole, rien moins que vaine.
(Je ne parle pas ici – ne veux même pas évoquer leur nom – des négociants en apophtegmes concertants ou alors en feuillets abstrus où l’épars mystérieux de la page cherche à impressionner par son insondable profondeur. Les escrocs et les imposteurs pullulent. Dans tous les registres. Chez eux rien de comparable avec les grêlons brûlants des Feuillets d’Hypnos ou la sagesse délicatement subversive des Poteaux d’angle. Il est possible de voyager léger non sans être équipé de l’essentiel. Je songe également à ce moment précis aux récents tercets, ignorés, de Jacques Crickillon[14] qui allument d’ultimes torches dans le néant du monde.)
Le bref a une puissance de divulgation et de suggestion à nulle autre analogue. Voici L’Odyssée. L’épisode des Sirènes tient sur une vingtaine de vers. On ne le connaît pas, on croit le connaître. Toute une vie ne suffit pas à l’élucider. Questions : pourquoi Ulysse veut-il être le seul à écouter et entendre ? Que chantent les Sirènes et pour quel motif ? Quelle obscure pulsion les pousse à déchirer le malheureux qui approcherait la source du chant ? Qui, enfin, pour me dire à quoi elles ressemblent ?
L’esprit parfois a besoin de la stimulation de l’asyndète ou du koan.
Les contes qui produisent les effets les plus vifs sur l’enfant sont aussi souvent les plus courts. Nous avons besoin de formules pour sortir au grand jour[15]. Quelques mots, gravés sur des lamelles d’or nous renseignent sur la géographie et les énigmes de l’enfer[16]. Il n’est d’oracle que crypté et incandescent.
V
Lorsque Franz Kafka apprend qu’il est condamné par la maladie, il vit les moments les plus exaltants de son existence. Les pages de son Journal se font plus lumineuses qu’ailleurs. Enfin, il obtient une raison objective de s’évader. L’implacable rigueur médicale le libère. Ce verdict l’enchante. Le désenchaîne de toute obligation.
Il se rend bientôt à Zürau pour un séjour de huit mois et tient, en même temps que son Journal un cahier étrange que nul autre n’a mieux décrit que Roberto Calasso[17]. La page se met à vibrer d’une vie neuve, selon un dispositif nouveau. Chacune d’entre elles semble comme un pas de plus vers une vérité essentielle, presque indicible et cependant formulée. Nous voyons, sentons et respirons différemment lorsque nous les avons lues. Tout retour en arrière est impossible, tant les bonds quantiques que l’auteur de La Métamorphose nous permet d’effectuer bouleversent nos attitudes et nos poses de pensée. Il n’est pas impossible de totalement pivoter sur nous-mêmes et de changer chacun de nos angles de vue. « Passer un certain point il n’est plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre. »[18] Oui, Kafka ! Pendant huit mois, un sang nouveau irrigue ses veines. L’air passe mieux. « Théoriquement, il y a une possibilité de bonheur parfaite : croire à l’indestructible en soi et ne pas chercher à l’atteindre. »[19] Et encore ceci : « Jamais je n’ai été encore en ce lieu : le souffle y est autre, plus aveuglante encore que le soleil, une étoile brille à ses côtés. »[20]
VI
Ainsi en va-t-il de la lecture des Chimères, de la Saison ou des Illuminations, des Poésies I & II et de la prose révolutionnaire des Divagations.
Qu’avons-nous lu, pendant tant d’années, de l’œuvre de Charles Baudelaire? Les Fleurs du Mal, certes, mais sans en capter cependant tous les effluves décapants ; les Petits Poèmes en prose, oui, plus rarement et souvent pour les juge décevants, bien inférieurs à sa poésie versifiée. Que savons-nous au juste des dix dernières années de la vie de l’écrivain et de son écriture? Où en est-on vraiment de notre (re)connaissance de ses journaux, de Mon cœur mis à nu, de ses Fusées, voire de sa terrible Belgique? Doit-on écarter tout cela – qui n’est que fragments ?
Baudelaire est, à ma connaissance, le premier écrivain à percevoir avec discernement les pouvoirs d’une écriture nouvelle se fondant dans une forme autre. On relira ainsi entre autres avec intérêt la lettre préface adressée à Arsène Houssaye qui tient lieu de seuil au Spleen de Paris. Je n’en retiens que l’éloquence de ces deux séquences : « Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur, sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. (…) Quel est celui de nous qui n’a pas dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »[21]
Si le poète Baudelaire est le plus grand critique de son temps, il en est aussi le plus grand moraliste, métaphysicien et même théologien. Ce sont les dix dernières années de sa vie, non moins hantées que les précédentes par le souci de produire une écriture neuve, susceptible d’aller à toutes les formes d’inconnu. Je mets pour ma part Les Petits Poèmes en prose aussi haut que son livre de vers, mais je vais toujours à tous ses carnets avec la même passion, car il me semble que c’est là, dans l’épars de la plus brillante pensée, au moment même où tout la menace, que scintille l’essence du fragment en ses innombrables virtualités.
On l’aura pourtant beaucoup affirmé : rien n’égale Les Fleurs du Mal. Au-delà, ce ne sont plus que les pages d’un paranoïaque et d’un malade dont l’état s’aggrave, malheureusement, jour après jour. Ainsi qu’on l’a écrit à propos des lignes insensées tracées par Kafka chez sa sœur Ottla.
Ainsi qu’il en va des cahiers d’écolier du dernier Artaud.
VII
Nous avons tous des dettes envers nos aînés. Ce sont ces cailloux que nous ramassons et conservons précieusement dans la conviction qu’ils comptent au nombre des rares présents susceptible d’illuminer le chemin.
Les fragments sont des vies, des saluts, des compilations, des traversées fulgurantes. Il y a lieu d’aller à l’essentiel, et vite. Pris individuellement, les fragments, n’ont pas le sens qu’on leur prête trop vite. Il faut être patient, lire et relire. Ensemble, ils forment réseau ; ils sont puissamment interconnectés.
Le code qu’ils constituent mène à des abris ou à des caches d’armes. À des puits recelant des merveilles déroutantes.
Lorsqu’ils descendaient dans la nuit parfois définitive des premières mines, les hommes emportaient avec eux de minuscules sculptures figurant des femmes, des déesses. Ce qui tient dans la main est plus vaste que le ciel et peut non moins.
Mains négatives, tessons, éclats de jarre, débris de papyri, murs abîmés de salles couvertes de hiéroglyphes lisibles par endroits seulement, traces de bête dans la neige ou la boue, signes ou feux au loin : nous n’inventons rien. Le fragment existe de toujours. Abrupt ou splendidement taillé, ce polyèdre nous hante.
Le présent est une guerre âpre, obscure et violente. L’on adresse à ses contemporains, pour autant qu’ils les captent, les appels d’une autre rive, des preuves, peut-être, qu’une autre vie est possible. Ces messages doivent être fulgurants et sibyllins. À moins, l’ennemi s’en empare et cherche à dévoyer ce qu’ils dévoilent et à désinformer, très largement, à leur endroit.
Les livres sibyllins constituent le trésor le plus précieux de Rome. Par orgueil et stupidité, Tarquin a laissé devant lui l’étrange femme qui voulait les lui vendre, lorsqu’ils étaient au nombre de neuf, en détruire les deux tiers. Les fragments qui demeurent, et qu’il acquiert alors à prix fort, rappelle Aulu-Gelle[22], sont notre passé, notre présent et notre avenir. Là réside toute question et toute réponse.
Lorsqu’on lui demandait comment il trouvait une solution aux problèmes qui le taraudaient, Virgile avait coutume de répondre qu’il lui suffisait de dérouler au hasard l’un des volumes de sa bibliothèque et de pointer d’un doigt aveugle une phrase, convaincu que là se trouvait la réponse à son tourment ou à ses interrogations. Il ne tient qu’à chaque lecteur de devenir à son tour ce bibliomancien.
Les fragments ne sont pas que des cailloux ; agrégés, ils peuvent aussi agir à l’image des remparts les plus robustes.
Les Solitaires de Port-Royal en savent à ce sujet bien davantage que nos contemporains béats d’êtres agglutinés. Une phrase suffit pour se retirer et résister. Occultant les fastes aveuglants du Soleil, les petits traités de Pierre Nicole ou les maximes de Saint-Cyran représentent les actes les plus insoumis qui soient. Pouvoir des ombres minuscules, dont la pleine et explicite lumière se sent toujours menacée.
Implicite et incompréhensible ne constituent pas des synonymes.
La cryptographie suppose une immense culture. Toute culture engendre un surcroît de joie, de jouissance. Dans les fragments, je ne vois jamais des étoiles isolées. Très vite, des constellations se précisent et, pourvu que l’on y attache assez d’attention, des galaxies bientôt.
Qu’est-ce que l’intelligence, sinon cette patience sélective qui consiste à voir et à relier. La parole comme archipel – oui, Char ! -, plutôt que comme Empire du Milieu.
Je ne sache pas de regard plus réjoui, plus lumineux que celui de l’enfant qui trouve le mot d’une devinette.
La forme cherche le fond. Le fond des âges a une forme. C’est un réseau de cavernes et de salles de pierre, où il est parfois nécessaire de progresser à quatre pattes ou en rampant. Elles sont ornées de peintures dont nous n’aurons jamais le dernier mot. Néanmoins, on ne peut sérieusement estimer que le travail qu’elles ont mis en jeu ne représentait pas la trame de ce qui valait dans l’esprit de ceux qui tracèrent ces formes. L’essentiel, de la manière la plus ramassée et la plus troublante, réside au fond d’un puits au goulot étroit.
Nous vivons le nez appuyé contre une tapisserie immense. Les dessins que nous discernons ainsi ne sont que les images fractales d’un ensemble plus vaste, en mouvement. Il n’est jamais trop tard pour réapprendre à lire, à vivre, à aimer.
Le fragment approche, laisse entrevoir, puis regagne sa nuit – mais il fait assurément signe et sens, bien conscient que c’est vers le plus vaste que lui qu’il ne cesse de diriger son doigt noueux et imprévisible.
© Christophe Van Rossom & L’Étrangère, 35-36 (2014)
[1] Cristina Campo, Lettres à Mita, L’Arpenteur / Gallimard, Paris, 2006, p.19.
[2] Georges Henein, « Pointure du cri », in Œuvres, préfaces de Yves Bonnefoy et de Berto Farhi, Denoël, 2006, p.240.
[3] Yannick Haenel, Cercle, Folio, Gallimard, Paris, 2009, p.327.
[4] Joseph Joubert, Maximes et pensées, André Silvaire, Paris, 1988, p.11.
[5] Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata Morgana, Montpellier, 1986, pp.20-21.
[6] Jean-Paul Goux, La Voix sans repos, Esprits libres, éditions du Rocher, Monaco, 2002. Voir en particulier les pages 116 à 119.
[7] Jean-Paul Goux, La fabrique du continu, essai sur la prose, Champ Vallon, Seyssel, 1999. Voir notamment les pages 187 et 188.
[8] Je songe notamment à bien des passages du livre Le Soupçon. Le Désert, où le fragment apparaît comme le commentaire poétique infini inachevable pas même commencé d’un livre à peine imaginable. Ainsi du lien entre le grain de sable dérisoire et l’immensité du désert impossible sans lui.
[9] Miklós Szentkuthy, En lisant Augustin, En lisant en écrivant, José Corti, Paris, 1996, p.10.
[10] Ibid., p.11.
[11] Friedrich Schlegel, Fragments, En lisant en écrivant, José Corti, Paris, 1996, p.161.
[12] Roland Barthes, Comment vivre ensemble, Le Seuil / IMEC, Paris, 2002, p.34.
[13] Patrick Mauriès, Fragments d’une forêt (Disparates, 1), Grasset, Paris, 2013.
[14] Jacques Crickillon, Près du vide, manuscrit calligraphié & illustré par l’auteur, consultable en ligne sur le site qu’Esteban Goffin lui a consacré : http://www.jacquescrickillon.be.
[15] Il s’agit là, ni plus ni moins, de la traduction rigoureuse de ce qu’en Occident on a coutume de nommer Le Livre des Morts égyptien.
[16] Consulter à ce sujet l’admirable étude de Giovanni Pugliese Caratelli, comprenant traductions du grec et commentaires passionnants, parue sous le titre : Le Lamine d’oro orfiche, istruzioni per il viaggio oltremondano degli iniziati greci, Biblioteca Adelphi, Milano, 2001.
[17] Roberto Calasso, K., Folio, Gallimard, Paris, pp.369-389.
[18] Franz Kafka, Les aphorismes de Zürau, Arcades, Gallimard, Paris, p.19.
[19] Ibid., p.81.
[20] Ibid., p.29.
[21] Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, Poésie / Gallimard, Paris, 2006, pp.103-104.
[22] Aulu-Gelle, Nuits attiques, I, 19.
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